Pour assurer sa survie, Erdogan fait la quête chez son ancien ennemi émirati
18:26 15.02.2022 (Mis à jour: 18:59 15.02.2022)
© AFP 2024 MURAT CETIN MUHURDARRecep Tayyip Erdogan reçoit Mohammed bin Zayed Al Nahyan
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En vue de sa réélection, Erdogan cherche de nouveaux investissements aux Émirats. Après avoir d’abord embrassé l’idéologie des Frères musulmans*, la Turquie se tourne maintenant vers ses anciens rivaux.
Le Président turc ne pouvait pas rêver meilleur accueil aux Émirats. Le prince héritier Mohammed Ben Zayed a fait les choses en grand pour son hôte. Burj Khalifa, la plus haute tour du monde, a été illuminée aux couleurs du drapeau turc et une parade aérienne a eu lieu à cette occasion. En prime, Erdogan s’est même rendu à l’exposition universelle de Dubaï. Sa dernière visite dans le pays remonte à 2013.
Burj Khalifa’s LED-illuminated facade is lighting up with the colours of the Turkish flag and the Turkish national anthem playing in the background ahead of the arrival of Türkiye’s president Erdogan in Dubai, UAE pic.twitter.com/moN0tkzzai
— TRT World (@trtworld) February 13, 2022
En déplacement les 14 et 15 février, le sultan d’Ankara a signé avec son homologue émirati une dizaine d’accords de coopération et des mémorandums d’entente. Des documents prouvant la convergence de leurs intérêts. Selon l’agence de presse officielle émiratie WAM, les futurs partenariats concerneront les secteurs de "la santé et des sciences médicales, des industries et technologies de pointe, du climat, de la culture, de l’agriculture, des transports, de la gestion des crises et des catastrophes, de la météorologie et des médias". À se demander sur quoi ils ne porteront pas. D’ailleurs, les deux partis ont entamé des négociations pour mettre en place une zone de libre-échange. À titre de comparaison, même avec son allié historique le Qatar, Ankara n’était jamais allé si loin dans la coopération économique.
Bientôt des drones turcs aux Émirats
La visite d’Erdogan fait suite à celle en novembre dernier de Mohammed Ben Zayed à Ankara. L’homme fort des Émirats avait été reçu en grande pompe au palais présidentiel Bestepe. Le richissime émirat avait même prévu d’investir plus de 10 milliards de dollars dans l’économie turque. Cette nouvelle lune de miel turco-émiratie répond à des intérêts économiques et politiques de part et d’autre. "Nous sommes dans une période de réconciliation", estime Umar Karim, chercheur à l’Université de Birmingham et spécialiste du Moyen-Orient.
"Il est clair que le renforcement de l’engagement économique est de la plus haute importance pour la Turquie et les Émirats pensent également qu’avec une lire touchant des niveaux historiquement bas, c’est le bon moment pour acheter des actifs dans différents secteurs en Turquie", souligne-t-il au micro de Sputnik
En effet, la mauvaise santé économique de la Turquie y est pour beaucoup dans ce revirement d’alliance. Depuis 2019, la lire turque ne cesse de chuter, engendrant une inflation galopante de 48,7 % au mois de janvier, une paupérisation de la société, un ras-le-bol général dans les grandes villes du pays et une baisse de la cote de popularité d’Erdogan avec seulement 39 % d’assentiment.
En janvier dernier, les banques centrales et émiraties avaient signé un accord financier d’un montant équivalent à 5 milliards de dollars pour juguler la dégringolade de la monnaie turque. De surcroît, environ 400 entreprises émiraties opèrent en Turquie. D’ailleurs, le volume des échanges bilatéraux au premier semestre 2021 a atteint plus de 6,3 milliards d’euros, avec une croissance de 100% par rapport à la même période en 2020, selon WAM.
Mais pour Abou Dhabi, l’important est ailleurs. En pleine montée des hostilités contre les rebelles houthis, le pouvoir émirati ne cache pas son intérêt pour les drones Bayraktar TB2de la Turquie.
"Les Émirats se concentreront sur le secteur de la défense, non seulement en achetant des armes à la Turquie, mais aussi en investissant dans le complexe de production de défense turc et en y développant des participations", précise Umar Karim.
Mais dans l’absolu, ce rapprochement résulte aussi d’une volonté commune de tourner la page des Printemps arabes. Alors qu’Ankara avait fait le choix de soutenir les rébellions en Égypte, en Tunisie, en Syrie et au Yémen, Abou Dhabi, quant à lui, était plus ou moins partisan de l’ordre régional établi.
Qatar–Turquie, bientôt la fin d’une idylle?
Compte tenu des échecs de la stratégie régionale de prise de pouvoir des Frères musulmans* –de Morsi en Égypte au parti Ennahda en Tunisie, en passant par les désillusions sur le théâtre libyen, la Turquie a commencé à prendre quelque peu ses distances avec la confrérie. En effet, dans le sillage de leur rapprochement diplomatique avec Le Caire, les autorités turques ont fait pression pour que plusieurs chaînes de télévision proches de l'organisation frériste cessent leurs critiques à l’égard de l’Égypte.
Et ça tombe bien, les Émirats considèrent l’organisation islamiste comme un parti terroriste depuis 2014. En effet, la lutte contre leur islam politique est la pierre angulaire de la politique étrangère d’Abou Dhabi.
Mais dans le jeu régional, ce changement à 180 degrés de la politique d’Erdogan risque fort d’avoir des répercussions considérables sur les anciennes alliances, et donc sur les liens commerciaux.
"Sur le plan politique, les relations avec la confrérie musulmane et ses affiliés politiques se sont considérablement dégradées. Avec le Qatar, les relations restent cordiales et stratégiques mais, bien entendu, le Qatar a perdu le statut de seul allié politique de la Turquie dans le Golfe. Le manque d’augmentation des investissements qataris pourrait rendre cette relation moins importante que celle avec les Émirats arabes unis", estime Umar Karim.
En effet, la visite turque à Doha en décembre dernier ne s’était pas soldée par la signature de nouveaux financements conséquents. En d’autres termes, Erdogan va donc là où l’argent le mène. À ce propos, le sultan d’Ankara devrait également se rendre bientôt à Riyad et sceller prochainement le rapprochement avec l’Arabie saoudite, avec laquelle il est en froid depuis 2018 et le sordide assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Pour rappel, à l’époque, le chef de l'État turc a dénoncé un " assassinat sauvage " et " politique " qui était d'après lui " planifié ".
Une normalisation qui se soldera très certainement par un nouveau lot d’investissements dans l’économie turque. Quoi de mieux pour un Président turc qui est sur une ligne de crête depuis plusieurs mois?
"Pour gagner les élections de 2023, Erdogan doit redresser l’économie turque, ce qui ne peut se faire que si les États du Golfe, en particulier les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, investissent massivement en Turquie", estime Umar Karim
Avant de conclure que "les chances de réélection d’Erdogan sont donc partiellement liées à la rentabilisation des investissements et du commerce du Golfe en Turquie".
Qu’il semble loin le temps où la Turquie voulait imposer ses vues au monde arabo-musulman.
*Organisation terroriste interdite en Russie.