Réparations de "la Première Guerre mondiale africaine": la RDC a-t-elle ménagé l’Ouganda?

© Sputnik . Artur Aleksandrov Le palais de la Paix, siège de la CIJ à La Haye
Le palais de la Paix, siège de la CIJ à La Haye - Sputnik Afrique, 1920, 11.02.2022
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La Cour internationale de justice a ordonné à l'Ouganda de verser à la RD Congo 325 millions de dollars de réparations suite à la guerre menée sur le territoire congolais à la fin des années 1990. Une somme largement inférieure à celle que réclamait Kinshasa et que la Cour avait pourtant jugée appropriée, il y a plus d’une décennie. Décryptage.
C’est un litige qui opposait la République démocratique du Congo (RDC) à l’Ouganda depuis une dizaine d’années et qui vient de connaître son épilogue ce mercredi 9 février 2022, à La Haye, aux Pays-Bas. La Cour internationale de justice (CIJ) a ordonné à l’Ouganda de verser à son grand voisin 325 millions de dollars de réparations suite à son implication dans la guerre meurtrière menée par plusieurs pays africains sur le sol congolais à la fin des années 1990. "La Cour note que la réparation accordée à la RDC pour les dommages causés aux personnes et aux biens reflète le préjudice subi par les individus et les communautés en raison de la violation par l’Ouganda de ses obligations internationales", a déclaré la présidente de la Cour, la juge américaine Joan E. Donoghue.
La décision d’indemnisation de la plus haute juridiction des Nations unies intervient plus de 15 ans après un premier arrêt dans lequel la Cour avait statué que l’Ouganda devait payer des réparations à la RDC pour l’occupation brutale et prédatrice, pendant cinq ans, de sa partie orientale.

Plus de 20 ans de querelles judiciaires

Tout a commencé le 23 juin 1999 quand la RDC a déposé au greffe de la CIJ des requêtes introductives d’instance contre l’Ouganda, le Burundi et le Rwanda "pour des actes d’agression armée commis en violation flagrante de la Charte des Nations unies et de la Charte de l’Organisation de l’unité africaine". Outre la cessation des actes allégués, la RDC demandait réparation pour des actes de destruction et de pillage intentionnels et la restitution des biens et des ressources nationaux appropriés au profit des États défendeurs respectifs. À l’époque, le pays était confronté à un conflit armé brutal impliquant huit pays africains — d’où le surnom de la "Première Guerre mondiale africaine" — sur son territoire, avec les trois susmentionnés dans le rôle de pays agresseurs.
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Le 15 janvier 2001, le gouvernement congolais informe la Cour de son intention de se désister des procédures engagées contre le Burundi et le Rwanda (ce dernier ne reconnaissant pas la compétence de la Cour), en précisant qu’il se réservait le droit d'invoquer ultérieurement de nouveaux chefs de compétence de la Cour. Les deux affaires sont donc retirées du rôle deux semaines plus tard, mais la plainte contre l’Ouganda est maintenue. Après une procédure orale en avril 2005, la CIJ rend son arrêt sur le fond le 19 décembre 2005, condamnant l’Ouganda à verser des réparations à la RDC à cause des actions menées par les Forces de défense du peuple ougandais (UPDF, Uganda People’s Defence Force) sur le territoire congolais pendant près de cinq années.
À l’époque, Kinshasa s’était félicité de la décision et avait déclaré qu’il demanderait une compensation de 6 à 10 milliards de dollars; une estimation que la Cour avait jugée appropriée, même s’il revenait aux parties de négocier les termes des réparations. Mais l’Ouganda a toujours refusé de payer le montant demandé par la RDC, arguant qu’il était "excessif". Constatant que les négociations avec Kampala sur la question avaient échoué, Kinshasa demanda à la CIJ de déterminer le montant des réparations. La décision de ce mercredi est donc censée clore le litige.
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Des réparations qui interrogent

Quoique le jugement ait le mérite de reconnaître et confirmer la réalité et la nature des crimes commis par l'un des pays étrangers impliqués dans la "Première Guerre mondiale africaine" en RD Congo, il reste que la somme accordée à la RDC est de loin inférieure à celle que le gouvernement congolais réclamait depuis 2005 au regard des destructions perpétrées par l’UPDF dans l’est du Congo. En effet, la CIJ a évalué à 225 millions de dollars les "pertes de vies humaines et autres dommages causés aux personnes", notamment les viols, l’enrôlement d’enfants soldats et le déplacement de près de 500.000 personnes. Elle a évalué à 40 millions de dollars les dommages matériels et à 60 millions de dollars les dommages causés aux ressources naturelles, notamment le pillage de l'or, des diamants, du bois et d'autres biens par les forces ougandaises ou les groupes rebelles que celles-ci instrumentalisaient pour le besoin de la cause. De l’avis de certains observateurs, il s’agit d’un coup dur pour la RDC qui a perdu près de six millions de personnes à la suite du conflit armé qui lui a été imposé dès août 1998.
S’agissant par exemple du pillage des ressources naturelles, à la lumière des rapports des Nations unies, il est impensable que la politique prédatrice de l’Ouganda en RDC, sur une période de cinq ans, n’ait causé que quelques dizaines de millions de dollars en dommages. Soulignons, à titre illustratif, que la contribution du "Bureau Congo" — structure opaque du ministère de la Défense rwandais chargée du pillage et de la commercialisation des ressources naturelles congolaises pendant la guerre — aux dépenses militaires du Rwanda aurait été, selon les experts de l’Onu, de l’ordre de 320 millions de dollars. Difficile dans ces conditions de croire que l’Ouganda, qui a mené la même politique prédatrice que le Rwanda au Congo, se serait contenté de quelques "petits" millions...
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Les manquements de Kinshasa

En fait, si la CIJ a imposé à Kampala des réparations que l’on pourrait qualifier de dérisoires au regard de son implication en RDC, c’est aussi et surtout parce que la partie congolaise n’a pas présenté assez de preuves convaincantes en appui de ses allégations. Dans son arrêt, la juge Donoghue a souligné qu’il n’y avait "pas suffisamment de preuves pour étayer l’affirmation de la RDC selon laquelle l’Ouganda doit réparer 180.000 morts civiles". Elle a estimé, à la lumière des preuves présentées, que "le nombre de décès pour lesquels l’Ouganda doit des réparations se situe dans une fourchette de 10.000 à 15.000 personnes."
Même constat en ce qui concerne le recrutement d’enfants soldats, les personnes blessées et les déplacés: la CIJ a statué que la RDC n’avait pas apporté la preuve de ses affirmations, quand bien même l’arrêt de 2005 a déterminé que l’Ouganda s’était rendu coupable de plusieurs faits graves, dont le recrutement d’enfants soldats, la torture et "d’autres formes de traitement inhumain de la population civile". Comment comprendre une telle prestation de la part des représentants congolais? Doit-on parler d’impréparation ou s’agit-il d’une action délibérée destinée à donner une certaine marge de manœuvre à l’Ouganda au nom de la nouvelle dynamique observée dans les relations entre Kinshasa et Kampala depuis l’arrivée au pouvoir de Félix Tshisekedi? Le dossier judiciaire devant la CIJ a-t-il été sacrifié sur l’autel de cette dynamique, comme le craignaient certains observateurs congolais?

Une bataille judiciaire sur fond de rapprochement et de coopération économique et militaire

S’il est encore trop tôt pour le dire, il convient cependant de souligner que la bataille judiciaire entre la RDC et l’Ouganda devant la CIJ s’est déroulée sur fond de rapprochement diplomatique entre Kampala et Kinshasa et de coopération militaire entre les armées des deux pays. Le 16 juin 2021, Félix Tshisekedi et Yoweri Museveni ont signé un important protocole d’accord portant sur la construction d’un réseau routier censé booster les échanges économiques entre la RDC et l’Ouganda. Depuis le 29 novembre 2021, des éléments de l’UPDF opèrent conjointement avec les Forces armées de la RD Congo (FARDC) dans les provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu. Cette opération militaire est censée mettre définitivement hors d’état de nuire les Forces démocratiques alliées (ADF), des rebelles ougandais opérant dans l’est de la RDC. Cruelle ironie de l’histoire, c’est le même argument que Kampala avait utilisé devant la CIJ en 2005 pour justifier l’invasion et l’occupation de l’Ituri et d’une partie du Nord-Kivu entre 1998 et 2003. Comme pour dire que l’histoire est un éternel recommencement dans cette région martyre des Grands Lacs…
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