Canadiens libérés par Pékin: "une défaite humiliante pour le Canada et les États-Unis"?
19:55 27.09.2021 (Mis à jour: 19:56 03.01.2024)
© AFP 2024 STEPHANIE LECOCQJustin Trudeau
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Emprisonnés pendant presque trois ans, les Canadiens Michael Spavor et Michael Kovrig ont été relâchés par Pékin en échange du rapatriement de la directrice financière de Huawei, Meng Wanzhou. Défaite ou victoire diplomatique pour Ottawa?
"Bon retour chez vous, Michael Kovrig et Michael Spavor", a lancé le Premier ministre Justin Trudeau sur son compte Twitter. Au Canada, l’heure est à la réjouissance depuis que "les deux Michael" –comme on les désigne dans les médias– ont été libérés par les autorités chinoises, le 24 septembre.
Bon retour chez vous, Michael Kovrig et Michael Spavor. Vous avez fait preuve d’une force, d’une résilience et d’une persévérance incroyables. Sachez que les Canadiens de partout au pays resteront là pour vous comme ils l’ont toujours été. pic.twitter.com/bSo2sA8oRK
— Justin Trudeau (@JustinTrudeau) September 25, 2021
Ex-ambassadeur canadien en Chine (2012-2016), Guy Saint-Jacques s’exprime à notre micro et voit dans la libération des deux Canadiens la "confirmation qu’il s’agissait une prise d’otages". Il évoque un "succès diplomatique" pour le Canada dans un contexte pour le moins délicat, voire tendu:
"Nous devons remercier le président Biden d’avoir fait pression sur Pékin pour faire relâcher les deux Canadiens au même moment que Mme Meng, mais aussi les leaders étrangers qui ont soulevé leur cas auprès des leaders chinois. […] La Chine en ressort avec une image fortement ternie, d’autant plus que nous en avons beaucoup appris sur ce qui se passe au Xinjiang, à Hong Kong, en mer de Chine méridionale, sur leur piètre gestion de l’éclosion de la pandémie, etc.", déclare l’ex-ambassadeur.
Le consultant en tourisme Michael Spavor et l’ex-diplomate Michael Kovrig avaient été arrêtés en Chine le 13 décembre 2018 pour espionnage, un peu moins de deux semaines après l’arrestation à Vancouver de Meng Wanzhou, la directrice financière de Huawei.
Le Canada avait procédé à son arrestation à la demande de Washington, qui l’accusait de "complot"en vue de commettre une "fraude bancaire". Avant de lui permettre d’embarquer sur un avion pour la Chine, Washington a abandonné ses poursuites contre Mme Wanzhou jusqu’au 1er décembre 2022, en contrepartie d’un accord conclu avec elle. Si tous les termes de l’accord sont respectés d’ici à cette date, les charges pesant contre le numéro deux du géant chinois des télécommunications seront définitivement abandonnées.
Après avoir accueilli Mme Wanzhou de manière triomphale à l’aéroport de Shenzhen, Pékin s’est défendu de l’avoir fait revenir au bercail en échange des "deux Michael". Ces rapatriements simultanés font toutefois douter plusieurs observateurs canadiens, parmi lesquels Jean-François Lépine, ancien représentant du Québec en Chine. Pékin considérait aussi le traitement réservé à la dirigeante de Huawei par Washington et Ottawa comme une "persécution politique". Le 27 septembre, le ministère chinois des Affaires étrangères a assuré avoir élargi les Canadiens pour des raisons de santé.
Ottawa dans l’ombre de Washington
Dans la foulée de la libération des "deux Michael", le secrétaire d'État américain, Antony Blinken, s’est dit satisfait de les voir de retour chez eux.
"Le gouvernement américain se joint à la communauté internationale pour saluer la décision des autorités de la République populaire de Chine de libérer les citoyens canadiens Michael Spavor et Michael Kovrig après plus de deux ans et demi de détention arbitraire", a-t-il déclaré par voie de communiqué.
Avocat auprès de l’Onu et observateur de longue date du Canada sur la scène internationale, André Sirois brosse un tableau moins positif du dénouement de cette saga que Guy Saint-Jacques. Selon lui, il s’agit plutôt d’une "défaite humiliante pour le Canada et les États-Unis":
"Ottawa doit être blâmé au premier chef dans cette affaire. Pourquoi avoir décidé d’intervenir dans cette querelle entre les deux plus grandes puissances du monde pour un problème qui ne nous regardait pas? Et pourquoi l’avoir fait d’une façon aussi simpliste et maladroite? Ce n’est qu’une, parmi d’autres, des mauvaises décisions du ministère canadien des Affaires étrangères, qui ont provoqué son extraordinaire dégringolade dans les relations internationales", tranche André Sirois.
Selon Guy Saint-Jacques, le Canada devra toutefois tirer d’importantes leçons de cet épisode ayant détérioré de manière considérable ses relations avec l’empire du Milieu:
"Tout cela amènera une réévaluation de la politique canadienne envers la Chine, incluant une plus grande concertation avec les pays amis pour s’opposer au comportement de voyou de la Chine. L’union fait la force et le seul langage que la Chine respecte est la fermeté", plaide de son côté le membre de l’Institut d’études internationales de Montréal.
Durant les six mois qui ont suivi leur arrestation, Michael Spavor et Michael Kovrig ont enduré des dizaines d’heures d’interrogatoire infligées par les autorités chinoises. Selon ce que rapporte le réseau Radio-Canada, Michael Kovrig n'aurait appris qu'en octobre 2020 l’existence de la pandémie de Covid-19, soit plus de six mois après son déclenchement.
De prochains Canadiens "pris en otages" par Pékin?
Selon André Sirois, cet épisode montre que les voyageurs canadiens en Chine ne sont plus à l’abri d’être "pris en otages":
"Le fait de n’avoir rien à se reprocher n’est pas une protection pour ces visiteurs et le gouvernement canadien ne pourra rien faire pour les aider. Il l’a montré. J'ajouterais que ce risque est encore plus grand pour les industriels canadiens qui font affaire en Chine", avertit l’avocat auprès de l’Onu.
Dans tous les cas, André Sirois estime que "la Chine a montré une fois de plus qu’elle ne se laissera pas paralyser par les règles internationales ou les accords qu’elle signe".
La libération de Michael Spavor et de Michael Kovrig survient dans un contexte où l’influence chinoise au Canada est régulièrement pointée du doigt depuis plusieurs mois. En novembre 2020, Justin Trudeau a formellement accusé Pékin d’utiliser des agents pour intimider ou influencer des Sino-Canadiens sur son territoire.