Liban: l’effondrement économique sème la misère et récolte des djihadistes
18:01 22.09.2021 (Mis à jour: 17:59 10.01.2022)
© AFP 2024 HANDOUTArmée libanaise à la frontière syrienne
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L’armée libanaise a démantelé une cellule terroriste dans le nord du pays. L’aggravation de la menace djihadiste au pays du Cèdre résulte en partie de l’effondrement économique et aussi d’ingérences étrangères, notamment à Tripoli.
Daech* est encore au Liban!
L’armée libanaise a rapporté le 21 septembre qu’elle avait démantelé un réseau terroriste affilié à l’État islamique* dans le nord du pays, à Tripoli. Les soldats ont arrêté plusieurs personnes qui préparaient des attentats contre les institutions libanaises. Cette traque a permis de mettre la main sur de nombreuses armes, des munitions et des explosifs. Active depuis juin, la cellule djihadiste avait tenté de recruter d'autres membres. Elle était notamment impliquée dans l'assassinat de l’adjudant-chef Ahmed Murad, retrouvé mort à Tripoli le 22 août.
Évoquant cette menace, le général Joseph Khalil Aoun s’est voulu rassurant: "L’armée est l’épine dorsale du Liban et nous mènerons une guerre plus dangereuse que les guerres conventionnelles."
"On a souvent minoré le fait djihadiste au Liban", tempère un ancien lieutenant de l’armée libanaise, qui préfère garder l’anonymat.
"Le Liban n’a jamais été perçu comme un terreau pour le terrorisme international. Mais c’est une menace qu’il faut prendre au sérieux. Surtout avec la détérioration des conditions de vie! Les jeunes n’ont plus d’avenir. Ils iront plus facilement vers un groupe qui leur propose un projet, un salaire, de l’adrénaline… Ils sont malléables et n’ont plus rien à perdre", explique l’ex-officier.
Et la situation économique locale ne va pas en s’arrangeant. En raison de la flambée des tarifs du carburant et des coûts de transport, les prix à la consommation ont augmenté de 137% au mois d’août. Sans parler des fréquentes coupures d’électricité, des queues interminables aux stations d’essence, des magasins en faillite, des pénuries de toute sorte, de médicaments notamment… Plus de 75% des Libanais vivent sous le seuil de pauvreté. Or la misère aboutit à une résurgence de la violence. "Pour la plupart des actes violents, se sont des gens qui sont à bout… Et certains, une minorité, décident de rejoindre des groupes djihadistes", poursuit notre interlocuteur.
Ville la plus pauvre du bassin méditerranéen
C’est une problématique d’autant plus visible dans le nord du pays. Tripoli, deuxième ville du Liban, est surnommée la Rebelle. C’est ici qu’ont émergé les manifestations géantes contre l’ensemble de la classe politique libanaise en octobre 2019. Marginalisée, cette localité majoritairement sunnite subit de plein fouet la crise économique. Encore plus que le reste du pays. Triste record, Tripoli est même considérée comme la ville la plus pauvre du pourtour méditerranéen. Plusieurs émeutes de la faim ont éclaté durant tout l’été. Lui-même habitant de Tripoli, le militaire cache difficilement son désespoir: "Les gens errent dans les rues. La grande majorité n’a plus de travail. Il y a plus rien dans les magasins. C’est une mort à petit feu."
L’immobilisme de la classe politique et les difficultés économiques ont aggravé la situation sécuritaire à Tripoli. Au mois d’août, quand la Banque du Liban a annoncé la fin des subventions sur les carburants, des émeutes se sont traduites par des affrontements avec les forces de l’ordre. Bilan: de nombreux blessés.
"L’aggravation de la situation économique est une aubaine pour les cellules djihadistes dormantes. C’est un secret de polichinelle pour les Libanais: de la ville de Tripoli jusqu’à la plaine de l’Akkar, proche de la frontière syrienne, s’étend une zone redoutée par l’armée libanaise", précise l’ancien lieutenant.
Et pour cause, la porosité des frontières et la guerre civile au Liban ont facilité le trafic d’armes. "Tous les habitants sont armés."En septembre 2020, trois soldats ont péri dans une embuscade tendue par des djihadistes. L’armée faisait une descente pour arrêter un homme coupable d’une fusillade dans le village de Kaftoun.
La ville de Tripoli est l’épicentre du djihadisme au Liban. Depuis la fin de la guerre civile en 1989, le nord du pays tombe peu à peu sous l’emprise saoudienne. D’ailleurs, Riyad a financé la reconstruction de la ville. C’est également à cette époque que remonte l’essor du salafisme dans la région. Initialement et majoritairement quiétistes, certains mouvements se sont radicalisés. "Ils ont formé plusieurs réseaux dans tout le nord du Liban avec l’aval officieux de la Syrie pour déstabiliser l’ancien Premier ministre Rafic Hariri", avance notre témoin.
Mouvance djihadiste au Liban boostée par la guerre civile en Syrie
Peu après le départ des troupes syriennes du Liban en 2005, le djihadisme s’est développé. En particulier dans les camps palestiniens. Un tournant majeur s’est opéré en 2007, avec les violences à Nahr el-Bared. Le groupe islamiste Fatah al-Islam* a même proclamé un État islamique*dans le camp. Présent lors de l’intervention de l’armée, l’ancien lieutenant nous raconte:
"L’opération a duré plus de cent onze jours. Le groupe djihadiste palestinien était retranché dans le camp avec les familles autour. Ils disposaient d’un arsenal. Ils étaient entraînés. Donc on a fait le siège du camp avec des bombardements, on laissait partir les familles. Et nous sommes entrés. C’était une véritable guérilla urbaine avec des petites rues, des fenêtres, des toits… Fait important, il y avait des combattants syriens et saoudiens dans le camp", affirme-t-il.
Résultat, le camp a été définitivement libéré en septembre 2007. L’opération a fait plus de 400 morts. C’est la guerre civile syrienne qui a donné un second souffle à la mouvance djihadiste libanaise. Farouchement opposés au gouvernement de Bachar el-Assad, des groupes sunnites ont pris fait et cause pour l’opposition. Cette connivence idéologique s’est même matérialisée par l’envoi d’hommes. "Plusieurs centaines, si ce n’est quelques milliers, ont rejoint les différents groupes djihadistes contre Damas", précise notre intervenant. De surcroît, des frontières perméables ont facilité l’incursion de Daech* au Liban.
Dès 2013, l’armée libanaise, aidée par le Hezbollah, se livre ainsi à une véritable guerre contre les terroristes. Petit à petit, les territoires contrôlés par les djihadistes sont récupérés dans la Bekaa, à la frontière syrienne ou dans le nord du pays, à Tripoli ou à Akkar. La dernière opération conjointe remonte à 2017. Mais la menace terroriste perdure. "Ce sont des poches résiduelles, des quartiers, des appartements qui servent de QG, l’armée accomplit un travail remarquable en termes de renseignement", affirme l’ex-militaire.
En outre, derrière ce problème sécuritaire, se poserait également la question de l’influence étrangère.
"Avant, on savait que l’Arabie saoudite finançait les mosquées à Tripoli et même à Saïda. Aujourd’hui les financements saoudiens ont été remplacés par les subsides turcs. Lors de chaque manifestation à Tripoli, on peut y voir des drapeaux turcs et même des portraits d’Erdogan. Aujourd’hui, beaucoup de produits turcs sont dans les magasins", conclut-il.
Mal aimée voire délaissée par les autorités libanaises, la seconde ville du pays se livrerait donc au plus offrant.
* Organisation terroriste interdite en Russie.
* Organisation terroriste interdite en Russie.