Rien n’est gratuit: pourquoi Washington offre 47 millions de dollars à l’armée libanaise en crise?

© AFP 2024 FATHI AL-MASRIForces de l'ordre libanaises à Tripoli
Forces de l'ordre libanaises à Tripoli - Sputnik Afrique, 1920, 09.09.2021
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47 millions de dollars, c’est la somme que s’apprête à verser Washington pour aider l’armée libanaise. En pleine crise économique et sociale, les militaires libanais peuvent compter sur l’aide constante des États-Unis. Un soutien qui vise à contrebalancer le poids du Hezbollah, analyse Joseph Bahout, politologue.
L’armée libanaise est à bout de souffle. En déplacement au Liban la semaine dernière avec trois de ses collègues, le sénateur Démocrate américain Christopher Murphy avait promis d’œuvrer «à trouver des moyens supplémentaires pour soutenir la population et l’armée libanaise». Le 7 septembre, Joe Biden a autorisé son secrétaire d’État Antony Blinken à prélever un total maximal de 47 millions de dollars  pour fournir une aide à l’armée libanaise. 25 millions de dollars seront prélevés des ressources «de n’importe quelle agence du gouvernement américain» et les 22 millions restants seront fournis par le Pentagone.

«Certains soldats font deux, trois métiers » pour s’en sortir

Cette aide américaine vise à empêcher l’implosion de l’armée libanaise. Dans un Liban au bord du chaos, les soldats ne sont pas mieux lotis que le peuple. Avant la crise, un officier de l’armée libanaise gagnait 4.000 dollars par mois, aujourd’hui il n’en touche que 400. Un militaire du rang ne touche pour sa part que 50 dollars mensuels.
«Le taux de désertion des agents des Forces de sécurité intérieure (FSI) a récemment augmenté car certains ont cherché de nouvelles sources de revenus», a déploré le 31 août Mohammed Fahmi, ministre libanais de l’Intérieur sortant, auprès du quotidien libanais Al Joumhouria. «Il n’y a pas de désertions au sens technique du terme», nous précise Joseph Bahout, directeur de l’Institut Issam Farès de l’Université américaine de Beyrouth (AUB): «il y a plus une désaffection compte tenu des difficultés grandissantes. Les soldes sont devenues extrêmement insuffisantes. Il y a une baisse de tout, de l’équipement, de la nourriture, des entraînements.»
Faute de mieux, les militaires auraient plusieurs casquettes «certains font deux, trois métiers, mais c’est largement accepté par la hiérarchie», précise Joseph Bahout. En treillis la journée, chauffeur de taxi ou serveur le soir. Mais la troupe libanaise n’est pas au bout de ses peines:
«[les soldats, ndlr] sont de plus en plus sollicités pour répondre à des rixes, il y a une incapacité à être sur tous les fronts. C’est l’effondrement général qui rattrape l’armée», déplore le spécialiste du Moyen-Orient.
Avec l’accumulation des crises, l’armée est en première ligne face à la montée des violences urbaines. Le Liban vit littéralement au ralenti depuis plusieurs semaines. Les queues aux stations-service sont interminables, les coupures de courant sont de plus en plus fréquentes, les boulangeries et les restaurants ferment faute d’électricité et les pharmacies n’ont plus de médicaments. Une paupérisation de la société qui entraîne de fait un repli communautaire avec son lot de tensions.
Plusieurs incidents à caractère religieux se sont récemment produits. Le mois d’août a été marqué par des règlements de compte entre tribus arabes et membres du Hezbollah, des tensions entre villageois druzes et partisans du puissant parti chiite et des actes de vandalisme dans un village chrétien, sur fond de pénurie d’essence. L’aide américaine serait donc plus que la bienvenue pour permettre au dernier pilier de l’État libanais de ne pas céder.

Aide de Washington à l’armée libanaise, « un investissement assez rentable »

«Il y a une continuation de la politique américaine vis-à-vis de l’armée», estime le directeur de l’Institut Issam Farès. Washington continue de soutenir les militaires libanais, qui demeurent les garants de la stabilité du pays.
«Les États-Unis ne sont pas les seuls. D’autres parties occidentales sont des partenaires privilégiés de l’armée. Mais l’encadrement, le soutien logistique proviennent des États-Unis, c’est historique. C’est un moyen pour Washington de maintenir une sorte d’investissement qui a été jusque-là assez rentable dans la mesure où l’armée est intégrée dans un dispositif antiterroriste», affirme-t-il au micro de Sputnik.
L’Administration américaine est le premier soutien financier de l’armée libanaise. Les États-Unis ont en effet augmenté en mai dernier leur aide à l’institution militaire de 12%, pour atteindre 120 millions de dollars en 2021. Ce soutien financier est multisectoriel et vise l’amélioration de l’équipement de l’armée, du véhicule blindé à l’hélicoptère de combat en passant par les systèmes de vision nocturne. Washington s’efforce également de former les soldats libanais. Depuis 2014, plus de 6.000 militaires  ont reçu une formation aux États-Unis.
​«Tout le monde fait le même calcul: c’est encore la dernière institution qui fait que la sécurité est tenue dans le pays», souligne Joseph Bahout. Et la France n’est pas en reste sur ce dossier. Florence Parly, ministre de la Défense, avait organisé le 17 juin une réunion virtuelle afin de rassembler une aide d’urgence destinée à l’armée libanaise, une «institution pilier, qui permet d’éviter que la situation sécuritaire dans le pays ne se dégrade fortement», selon son cabinet. La France et le Liban ont également signé en février dernier trois conventions en matière de Défense, de coopération navale, de lutte antiterroriste et de combat en montagne. Depuis 2016, Paris a livré plus de 60 millions d’euros  d’équipements aux unités militaires libanaises.

L’armée et le Hezbollah, partenaires plus qu’adversaires

Mais derrière ce soutien financier se cacherait un objectif politique pour le moins évident: «il y a une politique de rééquilibrage vis-à-vis du Hezbollah», résume le chercheur. Washington refuserait de voir le Liban tomber sous la botte du parti chiite, allié de l’Iran.
«L’idée de se servir de l’armée pour faire contrepoids au Hezbollah existe à Washington, mais il n’y a pas de réelle illusion sur la réussite de ce projet», ajoute Joseph Bahout.
Le parti chiite bénéficie pour sa part d’un appui constant de la part de Téhéran. Selon un rapport du Pentagone de 2020, l’aide iranienne allouée au parti chiite libanais atteint 700 millions de dollars  par an. Une somme qui lui permettrait d’être moins impacté par l’effondrement économique du Liban 
Hassan Nasrallah - Sputnik Afrique, 1920, 07.09.2021
Liban: «le Hezbollah est le seul parti à agir pour résoudre cette crise»
En effet, le puissant parti pro-iranien a récemment entrepris des initiatives pour pallier les déficiences d’un État libanais déliquescent. Outre l’importation de pétrole iranien pour tenter de résoudre la pénurie d’essence, le parti de Dieu a fourni une aide aux familles des victimes et des blessés de l’explosion du camion-citerne à Akkar le 7 septembre. 
Pourtant, malgré l’antagonisme de leurs parrains respectifs, l’armée et le Hezbollah seraient loin d’être des adversaires.
«Il y a une sorte de condominium que les États-Unis partagent avec le Hezbollah et l’Iran. On sait que le parti chiite est très présent dans certains organismes de l’armée, notamment les renseignements. À ce propos, le niveau de coopération entre l’armée et Washington est très surveillé par le Hezbollah et d’autres partis. Mais ça ne gêne pas le Hezbollah qu’il y ait des investissements américains dans l’armée», souligne le politologue.
Et pour cause, l’armée et le Hezbollah travaillent ensemble. Ils participent régulièrement à des exercices conjoints pour sécuriser la frontière. En août 2017, dans le sillage de la guerre en Syrie, les militaires libanais et les combattants du parti de Dieu ont repris une poche djihadiste  dans la Bekaa. «Il n’y a pas de velléité de les opposer et même s’il y en avait une, l’armée ne rentrerait pas dans ce jeu», estime encore le chercheur de l’Université américaine de Beyrouth en soulignant qu’«il y a des éléments chiites au sein de l’armée». À en croire notre interlocuteur, le financement de l’armée libanaise répondrait surtout à une logique de monopole.
«La Russie essaye d’avoir un pied dans l’institution militaire libanaise. Mais il y a une certaine ligne rouge implicite que l’armée n’a pas envie de traverser, parce qu’il pourrait y avoir une brouille avec Washington», conclut Joseph Bahout.
Ne serait-ce que pour préserver son influence au pays du Cèdre, les États-Unis ne sont donc pas près de laisser tomber l’armée libanaise.
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