«Entre Alger et Rabat, la politique est la continuation de la guerre»

© AFP 2024 FAROUK BATICHEDrapeaux de l'Algérie et du Maroc
Drapeaux de l'Algérie et du Maroc - Sputnik Afrique, 1920, 26.08.2021
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Dans un entretien à Sputnik, l’économiste marocain Fouad Abdelmoumni analyse les conséquences de la rupture des relations diplomatiques entre l’Algérie et son pays. Pour lui, «cette nouvelle escalade […] va encore entraver et hypothéquer davantage le potentiel de développement commun de toute la région».
Après le Maroc en 1976, mardi 24 août 2021, le ministre algérien des Affaires étrangères et de la Communauté nationale à l’étranger, Ramtane Lamamra, a annoncé la rupture des relations diplomatiques entre son pays et le Maroc. Pour justifier cette décision, le chef de la diplomatie algérienne qui a lu une déclaration lors d’une conférence de presse, au nom du Président de la République, Chef suprême des Forces armées et ministre de la Défense nationale, Abdelmadjid Tebboune, a dressé une longue liste des griefs que son pays reproche au royaume chérifien depuis 1963.
La plus importante cause invoquée, qui semble avoir présidé à la prise de cette grave décision, est le soutien apporté par le représentant du Maroc à l’Onu, Omar Hilale, au Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), lors du dernier sommet de l’Organisation des pays non-alignés en juillet, à New York, faisant le parallèle avec la position de l’Algérie quant à l’autodétermination du peuple du Sahara occidental.
Dans le contexte des incendies ayant ravagé plusieurs régions du nord de l’Algérie, dont particulièrement la Kabylie, M.Lamamra a également pointé la «collaboration active et documentée du royaume du Maroc avec le MAK et le Rachad [mouvement islamiste proche des Frères musulmans*] deux organisations terroristes», soupçonnées d’être responsables de ces feux de forêt. À ceci, il a ajouté les révélations sur l’étendue de l’espionnage de près de 6.000 Algériens, dont des responsables politiques et militaires, par les services de renseignement marocains via l’utilisation du logiciel israélien Pegasus.
Quel impact aura cette décision sur le niveau des relations bilatérales dans tous les domaines? Cette rupture des relations diplomatiques entre l’Algérie et le Maroc porte-t-elle le coup de grâce à la construction de l’Union du Maghreb arabe (UMA)? Comment cette situation est-elle perçue par les partenaires internationaux des deux États, notamment par les pays européens? À qui pourrait profiter le pourrissement des relations entre l’Algérie et Maroc?
Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité l’économiste marocain Fouad Abdelmoumni, également militant des droits de l’homme et membre du conseil d’administration de Transparency International Maroc. Pour lui, «comme pour toute personne sensée et soucieuse du devenir de toute la région, cette nouvelle escalade dans la confrontation entre les États algérien et marocain est absolument déplorable à tous points de vue».

«Hypothéquer le potentiel de développement commun»?

«Hélas, entre l’Algérie et le Maroc, la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens, contrairement à ce qu’enseignent toutes les écoles de diplomatie et des relations internationales dans le monde, en référence à la formule du général et théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz (1780-1831), qui a théorisé la suprématie de l’intelligence politique sur l’instrument militaire», affirme M.Abdelmoumni, s'interrogeant: «quelle suite sera donnée à cette rupture des relations diplomatiques?»
Bien avant ce 24 août, les relations entre l’Algérie et le Maroc étaient quasiment inexistantes, depuis plusieurs années, en particulier dans le domaine économique où le niveau des échanges entre les deux pays est quasiment nul. Depuis pratiquement 1994, année de la fermeture de la frontière terrestre par les autorités algériennes, suite à l’attentat terroriste ayant visé un hôtel à Marrakech que Rabat a imputé aux services spéciaux algériens, il n’y a pas eu d’échanges politiques et diplomatiques, pas de visites de chefs d’États ni de chefs de gouvernement.
Ainsi, Fouad Abdelmoumni souligne qu’il «n’est pas nécessaire d’entrer dans les considérations spécifiques à chaque élément du conflit. Il est évident que celui qui veut aller vers la confrontation peut trouver des milliers de raisons pour accuser, d’une manière fondée ou non, son voisin d’avoir été le premier à jeter la pierre».

​Quid de la position des puissances internationales?

Pour l’interlocuteur de Sputnik, «il est évident que le pourrissement de n’importe quelle situation entre pays voisins offre des opportunités à divers acteurs pour venir et faire avancer leurs intérêts. Néanmoins, actuellement, la majorité écrasante des intervenants internationaux n’a pas intérêt à voir une dégradation accrue des relations bilatérales entre l’Algérie et le Maroc, et ce pour plusieurs raisons».
En effet, selon lui, «toute escalade entre ces deux États menacerait les intérêts des pays du voisinage à cause des flux humanitaires et migratoires que cela pourrait provoquer, en plus du risque de prolifération de la criminalité et des réseaux mafieux. Ceci va inéluctablement impacter gravement les politiques d’investissements et de développement intégré».
Et d’expliquer que «compte tenu de tous ces éléments, il est irrationnel de souscrire à la thèse qui prétend que les puissances occidentales auraient intérêt à ce genre de confrontation, bien au contraire. Ces dernières subissent, à un second degré après les pays et les peuples de la région, les répercussions de ces situations conflictuelles. Beaucoup d’études économiques mettent en évidence, avec preuve à l’appui, le fait que tous les pays de l’Union européenne ont un important manque à gagner à cause des relations conflictuelles entre l’Algérie et le Maroc».

«La fibre du nationalisme chauvin»?

Outre tous ces éléments, M.Abdelmoumni estime qu’il «peut effectivement y avoir des services secrets d’un pays, à l’instar d’Israël, ou des politiques comme celle de Donald Trump, qui peuvent s’immiscer dans ce genre de situations où ils n’ont pas forcément de gains stratégiques mais plutôt tactiques, en offrant une carotte à l’une des parties pour qu’elle puisse leur retourner le service sur un terrain ou un autre».
Cependant, il estime que «l’essentiel des acteurs qui exploitent ces chamailleries irrationnelles sont d’abord locaux. Ce sont les dirigeants qui ont besoin de redorer le blason de leur légitimité face à leurs multiples échecs dans tous les domaines [politique, économique, social, culturel et sanitaire, ndlr], en jouant sur la fibre du nationalisme chauvin et l’épouvantail de l’ennemi extérieur, qui permet très aisément de faire taire les ennemis intérieurs, dont les oppositions sérieuses et crédibles porteuses de projets alternatifs à ceux des pouvoirs en place, décriés et rejetés par les populations».
Il y a lieu de noter tout de suite que le problème ne réside pas uniquement «dans les élites dirigeantes, mais même dans les élites intellectuelles, médiatiques, culturelles et de la société civile. Malheureusement, nous n’entendons pas beaucoup de voix rationnelles, dans les deux pays à la fois, appelant à la cessation de cette situation conflictuelle absurde, qui pénalise les deux peuples et qui empêche la promotion d’une vraie dynamique de coopération et de développement mutuel», poursuit-il.

En conclusion

Enfin, Fouad Abdelmoumni juge que «c’est l’absence de maturité politique et stratégique des dirigeants maghrébins, qui fait qu’au lieu de profiter des avantages qu’offre l’adversaire et qui plus est le voisin direct, qui crée le contexte où les actions tordues deviennent le pain quotidien des services secrets et spéciaux de chaque pays qui pensent à lui nuire, au lieu de réfléchir aux moyens de coopérer avec lui».
Si l’on s’en tient à ce que nos aïeux ont fait de mauvais pour justifier des politiques actuelles, indique-t-il, «nous sommes bien partis pour d’autres décennies, voire des siècles de conflit. À ce titre, l’exemple de ce que les Européens ont réussi à faire, en mettant leur histoire négative commune de côté pour bâtir un avenir solidaire, malgré toutes les insuffisances dont souffre l’Union européenne, devrait servir d’exemple aux pays maghrébins».
«Je pense que le jour où nous aurons de vrais États, de vrais hommes et femmes d’État à la barre et à la décision, nous ne partirons pas d’un cumul de faits négatifs pour aller vers plus de confrontation, devenant ainsi les va-t-en-guerre qui vont mettre à feu et à sang toute la région», conclut-il, estimant que «bien au contraire, ils mettront en place le cadre nécessaire pour dépasser l’intégralité des petites conflictualités insignifiantes, invoquées aujourd’hui de part et d’autre, en partant de l’énorme potentiel de développement complémentaire et harmonieux dans tous les secteurs entre les deux peuples et les deux pays».
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