Le trafic de personnes, nouveau fléau au Canada, pays pourtant réputé pour sa tranquillité? Début mai dernier, Statistique Canada –l’organisme national de données chiffrées– a conclu que cette activité criminelle s’était nettement intensifiée en 2019:
«Dans l’ensemble, le nombre et le taux d’affaires de traite de personnes déclarées par la police suivent une tendance à la hausse. Le nombre d’affaires de traite de personnes déclarées en 2019 dépassait de 44% celui qui avait été enregistré l’année précédente», peut-on lire dans le rapport.
Expert québécois en criminologie, Jean Claude Bernheim estime qu’un «phénomène MeeToo» pourrait expliquer une telle augmentation. Il ne fait aucun doute que le trafic des personnes est encore bien présent au Canada, estime-t-il, mais il relativise le nombre communiqué par Statistique Canada:
«On pourrait penser que cette augmentation draconienne s’inscrit dans le mouvement de dénonciation des violences sexuelles. On pourrait aussi penser que la police a été plus proactive en ce domaine. […] Il y a sans doute un plus grand intérêt pour cette problématique», souligne le chargé de cours en criminologie dans diverses universités.
Selon la définition du Code criminel du Canada, la traite de personnes «comprend le fait de recruter, de transporter, de transférer, de recevoir, de détenir, de cacher ou d’héberger une personne, ou d’exercer un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une personne, en vue de l’exploiter ou de faciliter son exploitation».
Le plus haut taux enregistré depuis 2009
Les autorités ont déclaré 511 affaires liées au trafic humain en 2019. C’est le plus grand nombre depuis 2009, première année de compilation des données sur le sujet. Les deux tiers des victimes sont des adolescentes et des femmes qui connaissaient leur tortionnaire.
Criminologue et ex-députée fédérale à Ottawa (2006-2015), Maria Mourani partage en bonne partie l’analyse de son confrère, Jean Claude Bernheim. Auteur de plusieurs ouvrages sur le crime organisé au Canada (notamment Gangs de rue Inc. aux Éditions de l’Homme, 2009), elle évoque un «possible effet d’amplification»:
«La traite des personnes est toujours bien présente au Canada, mais je ne suis pas sûre que la façon de manier et d’interpréter les chiffres soit très rigoureuse. L’Ontario rapporte davantage de cas que le Québec parce que, dans cette province, ce sont les policiers et non les procureurs qui déposent les accusations. […] Dans les faits, il reste très difficile de suivre avec précision l’évolution de ce phénomène, parce qu’il est caché», précise la titulaire d’un doctorat en criminologie.
Preuve de préoccupations grandissantes pour la problématique, en Ontario, un projet de loi a été déposé en février 2021 par le gouvernement du Premier ministre Ford pour resserrer le contrôle autour des proxénètes. La nouvelle loi exigera des hôtels «qu’ils tiennent un registre de leurs clients et inscrivent leurs noms, leurs résidences et d’autres renseignements».
Surveillance des hôtels en Ontario: une pratique discriminatoire?
Mais voilà que plus de soixante-dix groupes «antiracistes» s’opposent à ce que les policiers obtiennent plus de pouvoirs. Selon eux, si elle entrait en vigueur, la loi contribuerait à nourrir le racisme à l’égard des personnes prostituées issues de minorités comme les Premières Nations. Un point de vue que ne partage pas du tout Maria Mourani:
«Que la police puisse avoir un pouvoir d’intervention dans les hôtels est très positif. […] La police n’ira pas s’attaquer aux prostituées, mais à la clientèle, ce qui est conforme à la loi fédérale actuelle. Je ne vois pas où est la discrimination là-dedans», tranche l’ancienne représentante du Québec à l’Unesco.
Malgré ce genre d’initiative législative, Jean Claude Bernheim considère que la prostitution et l’esclavage sexuel restent «négligés» par les autorités canadiennes.
«On voit que la plupart des accusations portées contre de présumés proxénètes sont abandonnées en cours de route ou se soldent par des tractations entre la justice et les suspects. Les crimes liés à la traite des personnes ne semblent pas traités avec autant de sévérité que les autres», déplore l’expert en criminologie.
En janvier 2020, le meurtre d’une prostituée de 22 ans dans un hôtel de la ville de Québec avant relancé le débat sur cette question encore taboue. En semi-liberté au moment des faits et nanti d’un épais casier judiciaire, l’assassin avait déjà été reconnu coupable de meurtre et de nombreux autres crimes.