Retrouver ses aïeux pour se réconcilier avec le passé.
Ce dimanche 23 mai, à l’occasion de la journée nationale en hommage aux victimes de l’esclavage colonial, des membres du Comité Marche du 23 mai98 (CM98) ont déposé des fleurs sur une stèle dédiée à la mémoire des esclaves. Un monument où sont affichés 213 prénoms, noms et numéros de matricule, chiffre correspondant au nombre d’années qu’a duré la traite négrière.
A #SaintDenis pour participer à l’hommage rendu aux victimes de l’esclavage colonial en cette journée commémorative de la Marche du 23 mai 1998 pour la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité. @ComiteMarche98 pic.twitter.com/1JjXdGXIXM
— Stéphane Troussel (@StephanTroussel) May 23, 2021
Une célébration symbolique qui revêt néanmoins un caractère initiatique pour de nombreux Ultramarins. Il faut dire que la question des noms et de leur attribution reste compliquée pour certains descendants d’esclave. Et pour cause, la possibilité de remonter leur arbre généalogique s’arrête brusquement, pour la plupart, en 1848, année de l’abolition. Pourtant, comme l’explique Emmanuel Gordien, président du Comité marché du 23 mai 98 (CM98), connaître ses aïeux est une étape primordiale pour «comprendre leur histoire, nos sociétés, mais surtout qui [ils sont, ndlr].».
«Cela permet d’apprendre à développer une mémoire apaisée de cette histoire traumatique qui a créé surtout la peur, des troubles de l’estime de soi et une certaine honte. Le fait de nous affilier permet de nous réconcilier avec nous-mêmes, l’Afrique, mais surtout la France», résume-t-il.
Pour donner les moyens de réussir cette quête d’identité, le CM98 a créé en 2012 la base de noms «anchoukaj.com» (affiliation). Une plateforme qui a vu le jour grâce au travail fastidieux d’analyse des «registres des nouveaux libres» en Guadeloupe et des registres des actes d’individualités en Martinique, réalisé à partir de 2006. Des documents administratifs où étaient consignés les noms de famille des esclavages affranchis par le décret du 27 avril 1848.
Se réconcilier avec l’histoire
Cette initiative mémorielle est née à la suite de la marche silencieuse de mai 1998 à Paris, où près de 40.000 Antillais, Réunionnais et Guyanais avaient défilé, en hommage «à [leurs] parents qui ont vécu le martyr de la traite et de l’esclavage colonial», se remémore Emmanuel Gordien, virologue de métier.
«Ensuite, nous avons mis en place des centaines de groupes de parole et on s’est rendu compte que tout ce que les gens racontent a un lien avec l’esclavage. On se pose donc la question: nous avons marché pour eux, pour apprendre leur histoire, mais est-ce que l’un d’entre nous connaît leur nom? Eh bien, non.»
Or «les noms que [les Ultramarins portent, ndlr] aujourd’hui ont été donnés de façon systématique aux esclaves après l’abolition», rappelle le président du CM98. En outre, ce travail d’archive a notamment mis en lumière la manière dont ces patronymes ont été attribués. Un processus pour le moins étonnant.
Pour comprendre, il faut repartir près de deux cents ans en arrière. Bien souvent, le négrier leur donnait un nouveau prénom durant la traversée, avant que le maître de la plantation n’ajoute un sobriquet ou un surnom. Par la suite, les maîtres ont dû baptiser leurs esclaves nés dans les colonies, en vertu de l’article 2 du Code noir (1685). Ils leur ont donné des noms correspondant à des saints, des personnages historiques ou mythologiques, en guise de prénoms.
Pour les personnes se découvrant l'envie, d'un coup, de défendre #Colbert et le #CodeNoir voire d'y trouver quelque chose de positif, au nom du "contexte" ou de la "complexité", n'hésitez pas à le (re)lire. Ici dans l'Atlas des esclavages (Dorigny & Gainot) chez Autrement. pic.twitter.com/I7cbPRzBUx
— Thibaud (@teebo_L) June 24, 2020
Des années plus tard, sentant que l’esclavage allait prendre fin, en témoigne le choix de l’Angleterre de l’abolir en 1833, plusieurs initiatives ont été mises en place pour préparer l’abolition en Guadeloupe. Et parmi elles, l’«indemnisation des propriétaires d’esclave pour la future perte de leur “cheptel”», précise Emmanuel Gordien.
Libre cours à l’imagination pour nommer les nouveaux libres
Ainsi, l’ordonnance de juin 1839, qui donna lieu à la création des «registres de matricules», obligeait-elle les propriétaires d’esclaves à les déclarer en leur donnant des numéros ou des surnoms pour les différencier en cas d’homonymie. Par exemple, «Joseph N° 1» ou «Bonnaire, dite Antoinette». Un matricule communal a été également donné à chaque Guadeloupéen esclave à cette époque. Une évolution, puisque ces derniers étaient auparavant recensés par habitation.
Lors de l’abolition de l’esclavage en 1848, tout change: il faut fournir un nom de famille à près de 200.000 affranchis, afin de pouvoir les inscrire dans l’État civil, ainsi qu’un acte d’identité. Dès lors, le processus de nominations de ces nouveaux citoyens est lancé. Une opération qui durera plus de dix ans, entre août 1848 et décembre 1862.
Pour ce faire, des officiers d’État civil seront dépêchés et leur donneront des noms «en se basant sur le calendrier grégorien et dans l’histoire ancienne», ou à l’aide anagrammes de mots pris au hasard, raconte Emmanuel Gordien. Par exemple Decilap (Placide) ou encore Etilage (égalité).
Près de 200.000 anciens esclaves concernés
Dans d’autres cas, les patronymes dépendront de leur imagination ou de leur humeur. Et ce parfois pour le pire. Philippe Chanson, membre du Laboratoire d’anthropologie prospective de l’Université catholique de Louvain, auteur de l’ouvrage La blessure du nom (Éd. Academia-Bruylant), a ainsi recensé dans les Antilles et en Guyane des centaines de patronymes saugrenus ou dégradants tels que Gros-Désir, Vulgaire, Pasbeau ou encore Trouabal.
Dans le détail, ce sont 87.500 Guadeloupéens, 74.000 Martiniquais, 64.000 Réunionnais et 13.500 Guyanais, autant d’anciens esclaves –et donc leur descendance– qui furent concernés par ces procédés de nomination arbitraires.
Néanmoins, pour l’heure, Emmanuel Gordien a «invité l’État», comme «chaque année», aux différentes cérémonies de ce 23 mai, et espère un geste fort.
«Nous verrons si sommes des citoyens complètement à part ou des citoyens à part entière de France, et c’est là que l’on posera la question de la liberté, égalité et fraternité.»