Les Canadiens seront-ils bientôt soumis à de nouvelles règles sur le net, de même que les géants du web comme Facebook et Twitter? C’est en tout cas ce que souhaite le gouvernement du Premier ministre Justin Trudeau. En novembre 2020, le ministre fédéral du Patrimoine, Steven Guilbeault, a présenté la première mouture du projet de loi C-10. Ses objectifs? D’abord, obliger les géants du web à contribuer au financement de la culture et des médias au Canada. Ensuite, permettre au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes de surveiller et d’interdire les discours haineux tenus sur des plateformes que la législation ne lui permettait pas d’encadrer. Actualisée la dernière fois en 1991, la loi sur la Radiodiffusion n’avait pas prévu l’émergence des GAFAM, des réseaux sociaux et autres plateformes en ligne aujourd’hui fort populaires.
Six mois plus tard, Steven Guilbeault se montre plus que jamais pressé de faire adopter son projet de loi.
L’opposition officielle crie à la censure
La loi C-10 est censée s’accompagner de la création d’un poste de «régulateur» chargé de surveiller les contenus en ligne circulant sur le territoire canadien. Le ministre Guilbeault songe à des amendes pouvant aller à plusieurs millions de dollars pour les entreprises passibles d’avoir hébergé du contenu haineux ou pédopornographique. Une approche qui ne réjouit guère l’opposition officielle, laquelle s’élève contre le projet de loi depuis son dépôt initial. Erin O’Toole, le chef du Parti conservateur, est catégorique: «Le projet de loi C-10 donne à des bureaucrates non élus le pouvoir illimité de censurer Internet.»
Il est important que vous et vos amis le sachiez. Le projet de loi C-10 pourrait limiter votre liberté d’expression sur les médias sociaux. Les conservateurs vont se battre contre ! pic.twitter.com/dfR4FnYUTk
— Erin O'Toole (@erinotoole) April 29, 2021
Les Conservateurs sont maintenant accusés par les Libéraux de retarder l’adoption du projet, à commencer par le ministre responsable de la loi:
«Le Parti conservateur du Canada retarde le travail parlementaire sur [le projet de loi] C-10, trompe les Canadien.nes et fait passer les intérêts des géants du web étrangers avant ceux des créateurs et créatrices», dénonce Steven Guilbeault sur son compte Twitter.
Avocat montréalais bien connu au Canada et spécialiste des questions de droits et libertés, Julius Grey confie, au cours d’un entretien avec Sputnik, se méfier du projet de loi. «Les lois contre la propagande haineuse sont en général très dangereuses. Elles ont été bannies à maintes reprises par les tribunaux. Le problème, c’est que les choses considérées comme haineuses sont tout à fait discutables. Aujourd’hui, pratiquement n’importe quelle remarque négative sur un groupe peut être vue comme de la haine», observe-t-il.
Selon Me Grey, non seulement le projet de loi C-10 pourrait «compromettre la liberté d’expression», mais il n’atteindrait même pas les objectifs qu’il vise.
Une loi liberticide… et contre-productive
Pourtant reconnu pour sa défense des communautés culturelles –notamment contre la loi québécoise sur la laïcité–, l’avocat estime que ces dernières n’ont pas à être «mises à l’abri de la critique». Il insiste aussi pour affirmer que toutes les critiques de l’État d’Israël émises sur le net ne doivent pas être considérées comme des discours haineux ou de «l’antisémitisme».
«De toute façon, le jeu n’en vaut pas la chandelle. Il vaut beaucoup mieux laisser déblatérer les gens. Sinon, cela ouvre la porte à la censure. […] La solution est de laisser parler les gens et de miser sur l’éducation.», souligne-t-il.
Sans surprise, Steven Guilbeault s’est plusieurs fois défendu de vouloir restreindre la liberté d’expression avec son projet de loi. Le ministre estime que des événements comme l’assaut du Capitole par des manifestants à Washington, début janvier 2021, témoignent de l’urgente nécessité d’un tel encadrement législatif. «C’est un enjeu qui est délicat, il y a la question de la liberté d’expression; on ne veut certainement pas brimer la liberté d’expression», a-t-il toutefois admis au cours d’un entretien avec le journal La Presse.
De son côté, Julius Grey persiste et signe. Il en appelle à faire confiance aux internautes, au lieu de vouloir mettre sur pied une loi pour surveiller leurs propos:
«On prend pour acquis que la propagande haineuse est attirante. C’est lui donner de l’importance que de proposer ce genre de loi. On accorde un poids énorme à des sottises. […] La majorité des individus ne seront pas séduits par des discours haineux. […] À mon avis, on a une société beaucoup plus raisonnable si des gens peuvent parler et que d’autres peuvent répondre», conclut l’avocat.