Qui a tué Luca Attanasio, 43 ans, ambassadeur d’Italie en République démocratique du Congo (RDC)?
Près de 72h après l’attaque qui a coûté la vie au diplomate ainsi qu’à son garde du corps italien et à un chauffeur congolais, la question est sur toutes les lèvres. Les autorités congolaises soupçonnent les rebelles hutus rwandais des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR) d’être les auteurs de cette embuscade survenue le 22 février dernier. Au moment de l’événement, Luca Attanasio circulait à bord d’un convoi du Programme alimentaire mondial (PAM) dans la province du Nord-Kivu, considérée comme l’une des régions les plus dangereuses de la RD Congo, à la lisière du parc national des Virunga.
De leur côté, les rebelles hutus rwandais ont rejeté toute responsabilité. Dans un communiqué rendu public, ils ont nié être «impliqués dans l’attaque qui a résulté en la mort de l’ambassadeur italien et demandent aux autorités congolaises et à la Monusco (Mission des Nations unies en RDC) de faire toute la lumière sur les responsabilités de cet ignoble assassinat au lieu de recourir à des accusations hâtives».
Mort de l'ambassadeur d'Italie en RDC - Kinshasa accuse les FDLR, qui démentent: https://t.co/rtuchsCFrY #DRC pic.twitter.com/VqCHCSNNUK
— AllAfrica Fr (@AllAfricafrench) February 23, 2021
En dépit des allégations des autorités congolaises visant les FDLR, il n’est toujours pas possible de savoir qui est derrière l’offensive qui a coûté la vie à Luca Attanasio. L’Italie a exigé que toute la lumière soit faite sur cet incident et, au regard des faits présentés jusqu’à ce jour, l’hypothèse d’une possible implication des FDLR reste très fragile.
À l’origine d’un groupe rebelle
Les FDLR sont un mouvement politico-militaire constitué d’anciens membres des Forces armées rwandaises (FAR) et de miliciens interahamwe basés à l’est de la RDC accusés d’avoir participé au génocide de 1994 au Rwanda. À la demande de l’ancien Président congolais Laurent-Désiré Kabila, ceux-ci ont combattu aux côtés des FARDC (Forces armées de la RDC) en 1998, lors de la seconde invasion du Congo par une coalition des armées rwandaise et ougandaise parrainée par les États-Unis. À l’époque, le Rwanda avait créé pour la circonstance une «rébellion» de façade dénommée le RCD-Goma (Rassemblement congolais pour la démocratie) pour masquer la présence de ses troupes au Congo. Et de son côté, Laurent-Désiré Kabila avait décidé de faire appel aux combattants hutus rwandais en guise de réponse à la stratégie de Kigali.
En apportant leur soutien à Laurent-Désiré Kabila, les ex-FAR et les miliciens hutus espéraient que le chef de l’État congolais allait, à son tour, les récompenser en les aidant à contraindre le Président rwandais Paul Kagame à partager le pouvoir, à défaut de le reconquérir tout simplement. C’est dans cette optique qu’ils avaient créé les FDLR en mai 2000, mouvement politico-militaire qui s’était donné pour mission de défendre les intérêts des Hutus réfugiés en RDC. Depuis, les FDLR sont en conflit ouvert avec le régime de Kigali qui les accuse constamment de vouloir déstabiliser le Rwanda à partir de la RDC.
La fabrication d’une fausse menace
Si ces allégations semblaient plausibles au début de la formation des FDLR, elles se sont cependant révélées infondées avec le temps. En effet, à aucun moment les FDLR n’ont constitué une réelle menace contre la sécurité du Rwanda, comme cela a souvent été rapporté dans la presse et dans une certaine littérature académique. En fait, l’organisation a connu de sérieux problèmes au lendemain de l’assassinat de Laurent-Désiré Kabila en janvier 2001 et de l’arrivée au pouvoir de son fils Joseph.
À la différence du père, le fils, qui était proche des autorités rwandaises, a progressivement pris ses distances des FDLR. Le 26 septembre 2002, il a livré leur chef, le colonel Tharcisse Renzaho, ancien préfet de Kigali-ville, au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Ce geste, le premier de la série d’actes de trahison (selon les FDLR) qui s’en est suivie, a marqué le début d’une longue collaboration à bas bruit entre le pouvoir de Kinshasa et celui de Kigali.
Coopération tous azimuts
Félix Tshisekedi, qui a succédé à Joseph Kabila, ne s’est pas écarté de la ligne tracée par son prédécesseur. Non seulement il a renforcé les relations avec le Rwanda sur le plan sécuritaire, mais il a aussi fait de la lutte contre les FDLR et les autres groupes armés sa principale priorité. Or les FDLR, on l’a dit, n’ont jamais constitué une réelle menace pour la sécurité du Rwanda. Plus encore, il est vite apparu que l’argument sécuritaire utilisé par le gouvernement rwandais pour justifier la présence de ses militaires en RDC masquait d’inavouables desseins: l’occupation et le pillage des ressources naturelles de la RDC. À cet égard, un enquêteur des Nations unies avait confié à Christophe Boltanski, grand reporter au Nouvel observateur:
«Sous prétexte de lutter contre les FDLR, le Rwandais Paul Kagame procède à un pillage organisé du Kivu. Une grande partie de l’économie de son pays en dépend. La cassitérite, le coltan, même le café ou le thé. Tout ça traverse la frontière et reçoit l’estampille “Made in Rwanda”. De l’instabilité du Congo découle la stabilité de la sous-région. On en vient à se demander si elle n’est pas sciemment entretenue.»
Cette réalité, amplement documentée par les différents groupes d’experts des Nations unies qui se sont succédé en RDC ces dernières années, est connue de tous. Mais à Kinshasa, on a toujours agi comme si de rien n’était. Ni Joseph Kabila et encore moins Félix Tshisekedi n’ont cherché à remettre en question le système de prédation établi par le Rwanda. Plus encore, l’actuel chef de l’État congolais a décidé de renforcer ses relations avec le Rwanda au point de le laisser occuper une partie du Kivu au nom de la lutte contre les «forces négatives», entendez les FDLR et alliés. Cette présence militaire rwandaise, qui était jusque-là secrète, a été révélée par les experts de l’ONU dans un récent rapport. Si Kigali a nié les faits, à Kinshasa, on a préféré s’enfermer dans un mutisme assourdissant.
#RDC #Rwanda #GoE : le groupe d’experts de l’ONU confirme la présence de l’armée rwandaise @RwandaMoD dans l’Est du Congo et assure que l’absence de notification de cette présence au comité de sanctions constitue une violation du régime de sanctions - https://t.co/nloE52yeSH pic.twitter.com/0VzADEb69C
— Sonia Rolley (@soniarolley) January 2, 2021
En fait, la coopération avec le Rwanda autorise une certaine discrétion, voire parfois une certaine diversion…
La piste des FDLR reste questionnable
C’est notamment ce qui semble être arrivé à l’annonce du meurtre de l’ambassadeur italien Luca Attanasio. Avant même le début des enquêtes, les autorités congolaises ont vite fait d’accuser les FDLR d’en être les auteurs, reprenant ainsi des éléments de langage souvent utilisés par le régime rwandais pour masquer ses propres forfaits dans la région.
«Les responsabilités de cet ignoble assassinat sont à rechercher dans les rangs de ces deux armées.»
Par ailleurs, comment le gouverneur du Nord-Kivu Carly Nzazu Kasivita a-t-il pu accuser les FDLR sur la base de la langue qu’auraient utilisée les assaillants, en l’occurrence le kinyarwanda? Cela est d’autant plus surprenant que la région est peuplée de populations rwandophones qui parlent cet idiome. De plus, il est de notoriété publique que des milliers de militaires des FARDC issus d’anciennes «rebellions» pilotées par le Rwanda s’expriment en kinyarwanda. Pour toutes ces raisons, il est difficile de souscrire à l’argument avancé par Monsieur Kasivita.
L'embarras est total au sommet de l'État
L’autre interrogation liée à la première est la cause de l’attaque. À première vue, tout laisse penser qu’il s’est agi d’une tentative d’enlèvement qui a mal tourné. Et même dans l’hypothèse d’une possible implication des FDLR, là aussi le mobile semble faire défaut. Pourquoi ces derniers s’aventureraient-ils à s’en prendre à un diplomate occidental, avec tous les risques que cela comporte pour leur mouvement déjà considérablement affaibli? Ils sont dans un état de déliquescence tellement avancé que s’attaquer à un convoi transportant un ambassadeur italien équivaudrait à un suicide volontaire de leur part.
Lors d’un entretien avec l’auteur de ces lignes, le commandant des forces combattantes des FDLR, le colonel Placide Niyiturinda, a déclaré:
«Les autorités du Congo tiennent les mêmes propos que les dirigeants rwandais. On nous accuse d’être impliqués dans le meurtre de l’ambassadeur italien. C’est complètement faux. Pour quelle raison irions-nous attaquer une telle personnalité? Qui profite de ce forfait? Ce ne peut être nous. Nous, les FDLR, n’avons aucun intérêt à tuer un diplomate. Vous vous imaginez: s’en prendre à un ambassadeur qui vient d’Italie! D’ailleurs, nous ne savions même pas qu’il était dans la région. Ceux qui l’ont tué savaient qu’il devait passer par là.»
Les autorités congolaises sont embarrassées par cette situation. Après avoir affirmé qu’elles n’étaient pas au courant de la présence de Luca Attanasio dans la région, elles ont semblé modérer leur discours. Entre-temps, le directeur de cabinet adjoint du ministre de l’Intérieur, Bulakali Mululunga, a été suspendu de ses fonctions. On lui reproche d’avoir signé un communiqué officiel au nom du gouvernement «sans mandat ni qualité» arguant que les services de sécurité et les autorités provinciales n’avaient pas d’informations sur la présence du convoi dans l’axe où a eu lieu l’attaque, en plus d’attribuer la mort de l’ambassadeur italien aux FDLR. L’imbroglio mais aussi l’embarras est total au sommet de l’État congolais.
Le Prix Nobel de la paix, le docteur Denis Mukwege, ne semble pas non plus partager l’hypothèse d’une implication des FDLR. Le célèbre gynécologue congolais, connu pour son combat contre les violences sexuelles et pour la mise en place d’une justice pénale internationale pour la RDC, estime dans une déclaration à l’auteur que la communauté internationale devrait agir pour mettre un terme au cycle de violence qui gangrène l’est du Congo.
«La communauté internationale doit agir. Les responsables des groupes armés sont là, ils circulent, vont dans les bars sans être inquiétés. Tant qu’ils se sentiront intouchables, les crimes continueront.»
Rappelons que dans l’est du Congo, la plupart des groupes armés sont instrumentalisés par les pays voisins et bénéficient donc de la protection de certains régimes.
Une enquête internationale est nécessaire
Les autorités congolaises ont promis de faire toute la lumière sur le meurtre de l’ambassadeur Luca Attanasio. Mais dans les conditions qui sont celles de la RDC aujourd’hui, seule une enquête internationale (exigée, du reste, par Rome à l’ONU) pourrait permettre de connaître la vérité sur ce qu’il s’est réellement passé.
Si l’implication des FDLR dans l’attaque contre le convoi dans lequel se trouvait Luca Attanasio ne relève pas de l’impossible, il n’en reste pas moins vrai qu’aucun élément objectif ne permet, du moins pour le moment, d’étayer l’hypothèse de leur responsabilité dans le meurtre de l’ambassadeur italien. En revanche, le fait de leur faire porter le chapeau pourrait constituer un casus belli intéressant pour Kinshasa et Kigali, qui ne cessent de brandir la prétendue menace que représenteraient les FDLR pour mener des opérations conjointes dans la région du Kivu.
En RDC, l’évocation des FDLR a servi plusieurs causes: justifier l’occupation et le pillage des ressources naturelles du Congo, cautionner les activités subversives de l’armée rwandaise dans le Kivu et polariser l’attention sur les enjeux liés à la présence de cette armée dans le pays. S’agissant du meurtre de Luca Attanasio, elle pourrait servir à détourner les soupçons sur les véritables auteurs du crime...