Avril Haines, Directrice du renseignement national de Joe Biden, a annoncé le 19 janvier qu’elle déclassifierait une note secrète de la CIA consacrée à l’assassinat en octobre 2018 du journaliste et activiste saoudien Jamal Khashoggi.
Elle imputait au prince héritier saoudien la responsabilité directe du crime, d’après des fuites parues dans la presse américaine à l’époque. Malgré un vote du Congrès en faveur de la déclassification de cette note en février 2019, l’Administration Trump n’avait alors pas donné suite. Pour Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire au ministère de la Défense et auteur de Docteur Saoud et Mister Djihad: la diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite (Éd. Robert Laffont, 2016), c’est tout sauf un hasard.
«C’est une stratégie de dissimulation de la part de Trump. C’était déjà celle de Bush, qui avait classé Secret-défense les 28 pages d’un rapport du Congrès qui expliquait le rôle de l’Ambassade saoudienne aux États-Unis, dans les attentats de 2001 [Obama les avait déclassifiées par la suite, ndlr]. On a eu le même schéma sous Donald Trump. On protège l’Arabie saoudite ne serait-ce que pour entretenir le conflit avec l’Iran», analyse-t-il au micro de Sputnik.
L’affaire Khashoggi a ému le monde entier par sa cruauté cynique. Pourtant, après quelques mois d’excitation et une courte période de froid entre l’Occident et MBS, la vie diplomatique avait repris son cours. Le prince saoudien avait pu profiter du fait que le rapport en question ne soit pas public pour justifier sa position de dirigeant «fréquentable».
Une acrobatie diplomatique qui risque d’être beaucoup plus compliquée une fois le rapport publié. Et pas que pour MBS, mais aussi pour Donald Trump, qui avait couvert l’affaire.
«Les renseignements américains ont dû profiter du changement de Président pour rappeler qu’il y avait toujours ce rapport dans les stocks. Ils considèrent, à raison, que l’Arabie saoudite reste une menace et que ce n’est pas un allié. Ils pensent donc qu’il faut, autant que faire se peut, les fragiliser pour qu’ils arrêtent de financer le salafisme partout», estime le spécialiste de l’Arabie saoudite.
Et ce n’est certainement pas le nouveau Président des États-Unis qui va les en empêcher.
Refroidissement des relations entre Washington et Riyad?
Pierre Conesa souligne que déclassifier ce rapport est un atout pour Biden. «Il a toujours été plutôt dans la retenue et cette déclassification lui donne des cartouches pour tirer sur son prédécesseur.»
«La première logique derrière cette déclassification, c’est de dire “regardez, l’ancien Président est un menteur qui a caché des choses importantes”. C’est pour montrer que Trump n’a pas voulu défendre les intérêts de la population américaine. Toute sa construction de la démonologie, c’était de considérer que l’Iran était la menace. Or, ce ne sont pas les Iraniens qui ont tué des milliers de personnes à Manhattan le 11 septembre 2001», ajoute l’ancien haut fonctionnaire.
Une occasion à saisir pour renvoyer à Trump «en boomerang ses méfaits», notamment la fin explosive de sa présidence.
Au-delà de l’aspect de politique interne américaine, la publication de ce rapport des services de renseignements pourrait porter un sérieux coup aux relations bilatérales entre l’Arabie saoudite et les États-Unis. L’allié américain du Golfe, qui entretenait une relation particulièrement fructueuse avec Donald Trump sur fond d’hostilité commune envers l’Iran, risque de se retrouver désormais privé de son meilleur partenaire.
Joe Biden a d’ores et déjà annoncé qu’il comptait «réévaluer» la relation entre Washington et Riyad, avec dans le collimateur l’intervention saoudienne au Yémen et, justement, la fameuse affaire Khashoggi.
Fin connaisseur des rapports entre les deux pays, Pierre Conesa tempère tout de même les conséquences que peut avoir la mise en cause publique de MBS dans l’affaire Khashoggi sur les relations bilatérales entre le royaume des Saoud et le géant nord-américain.
«Je ne sais jamais ce qu’un candidat américain va faire avec l’Arabie saoudite. Quand il est dans l’opposition, il critique l’Arabie saoudite, c’est ce qu’avait fait Trump, et quand il arrive au pouvoir, c’est bien plus nuancé. L’une des premières mesures de Donald Trump était le “muslim ban”. Ensuite, il a dissimulé un rapport sur une affaire odieuse: l’équarrissage d’un opposant politique, correspondant d’un grand journal américain. Le scandale a été purement et simplement étouffé par Trump.»
Le nouveau chef d’État américain adoptera-t-il la même stratégie que Trump? Il n’est pas à exclure «qu’après avoir critiqué l’Arabie saoudite, Joe Biden fasse son premier voyage officiel là-bas, comme l’avait fait Trump», selon notre intervenant.
Les pétrodollars avant les droits de l’Homme?
D’autant que l’Arabie saoudite dispose d’importants atouts pour séduire l’exécutif américain: ses pétrodollars.
«Une des techniques des Saoudiens pour calmer qui que ce soit, c’est de promettre de gros contrats. C’est ce qu’il s’est passé avec Trump: après son premier voyage en Arabie saoudite, il est revenu avec une lettre d'intention de 110 milliards de dollars de contrats d’armement qui allaient prétendument sauver un million d'emplois.»
Ainsi, il est difficile de mesurer les conséquences de la déclassification du rapport sur l’affaire Khashoggi sur les relations bilatérales entre les deux pays, tant leurs domaines de coopération sont imbriqués. «Il n’y a pas que les ventes d’armes. Il y a une coopération sur le renseignement également. Rappelons-nous qu’au Yémen, ce sont les Américains qui fournissent les données de ciblage», indique Pierre Conesa.
En revanche, l’une des conséquences de cette affaire pourrait être que les agences occidentales de relations publiques payées à prix d’or par Riyad –parmi lesquelles se trouvent plusieurs sociétés françaises, dont Publicis– lâchent une à une le royaume.
«L’une des possibles conséquences qui peut être fâcheuse pour le royaume est que, suite à la déclassification de ce rapport, l’une des boîtes de relation presse qui peaufine l’image de l’Arabie saoudite coupe ses liens avec le pays», conclut Pierre Conesa.