C’est un homme fatigué qui s’est présenté à Alger ce dimanche 3 janvier devant son gouvernement. Le Président algérien Abdelmadjid Tebboune a renoué avec les Conseils des ministres en présentiel après une hospitalisation de deux mois dans un établissement allemand. Officiellement, il souffrait de complications liées à une infection au Covid-19. Durant ce Conseil, il a néanmoins donné l’impression de vouloir reprendre la situation en main en délivrant une série de blâmes à plusieurs ministres, notamment ceux de l’Intérieur, des Finances, de la Culture et des Mines.
Le lendemain, le chef de l’État présidait une réunion du Haut conseil de sécurité en présence du chef d’état-major de l’armée, le général Saïd Chengriha, et des responsables des services de sécurité. La situation dans le Sahel et au Maghreb, marquée par la reprise du conflit entre le Front Polisario et le Maroc, était le principal point inscrit à l’ordre du jour de cette rencontre.
«Le Président de la République a insisté sur le maintien de la vigilance à tous les niveaux afin de permettre à l’Algérie d’enclencher les étapes importantes à venir en adéquation avec les défis de l’année 2021, à la lumière des développements inédits survenus récemment dans la région, et particulièrement dans l’espace régional voisin», a indiqué le communiqué concluant cette réunion.
Retour in extremis
Hocine Belalloufi, militant de gauche, ancien coordinateur de la rédaction du quotidien Alger républicain et auteur de plusieurs ouvrages dont Algérie 2019-2020 - Le peuple insurgé entre réformes et révolution, estime que le Président s’est mis en condition d’administrer le pays dès son retour de convalescence. Dans une déclaration à Sputnik, il avoue cependant ne pas savoir s’il maintiendra le staff gouvernemental dirigé par Abdelaziz Djerad.
Il est vrai que la première action du Président à son retour d’Allemagne a été de signer le décret portant promulgation de l’amendement constitutionnel ainsi que la loi de Finances et du budget 2021. Pour ce qui est de la loi de Finances, la signature s’est déroulée dans les temps impartis, soit avant le 1er janvier.
Mais ce qui a focalisé l’attention de l’opinion publique, c’est l’opération de «dégaïdisation» de la scène politico-militaire qui se poursuit avec le retour d’Abdelmadjid Tebboune.
Décédé le 23 décembre 2019, quatre jours après l’investiture d’Abdelmadjid Tebboune, le général Ahmed Gaïd Salah a laissé derrière lui des dossiers très lourds, notamment celui du «complot ayant pour but de porter atteinte à l’autorité du commandant d’une formation militaire dans le but de changer le régime». L’affaire avait été déclenchée dans le sillage d’une mobilisation populaire inédite, le Hirak, qui avait eu raison du pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika.
La colère de Gaïd Salah
Au centre du dossier, on retrouve les personnalités algériennes les plus influentes de ces trente dernières années: le général Mohamed Lamine Mediène dit Toufik –ancien patron des services de renseignement–, Saïd Bouteflika –frère-conseiller de l’ancien Président algérien–, le général Athmane Tartag –ex-coordinateur des services de renseignement–, le général à la retraite Khaled Nezzar –ancien ministre de la Défense nationale durant les années 1990– et Louisa Hanoune –députée et secrétaire générale du Parti des travailleurs, formation politique de gauche.
Durant le printemps 2019, et pendant que le Hirak affichait son refus d’un cinquième mandat pour Bouteflika, Gaïd Salah accusait Toufik, Saïd Bouteflika et Louisa Hanoune de se réunir en secret pour imposer son limogeage. Pour sa part, Athmane Tartag s’était attiré les foudres du chef d’état-major pour ne pas l’avoir averti de ce qui se fomentait. Les 4 et 9 mai 2019, les membres de la Issaba (le gang), tels que les qualifiait Gaïd Salah, étaient arrêtés et présentés devant le tribunal de la 1re région militaire à Blida (50 kilomètres au sud d’Alger).
Convoqué en qualité de témoin dans cette affaire, le général Khaled Nezzar était parvenu à quitter l’Algérie et à se réfugier en Espagne. Le 23 septembre 2019, le tribunal militaire de Blida le condamnait à une peine de 20 ans de réclusion criminelle et émettait en son encontre un mandat d’arrêt international. Les quatre autres prévenus se sont vu infliger 15 ans d’incarcération. Au mois de février 2020, faisant appel de cette décision, Louisa Hanoune a vu sa peine réduite et a quitté la prison de Blida.
Complot, suite et fin
Cette fin d’année 2020 semble avoir été propice au règlement de ce dossier complexe. Le 18 novembre, l’affaire a été renvoyée devant la cour d’appel à la suite d’un pourvoi en cassation introduit par le Procureur général militaire de Blida (lui-même incarcéré par Gaïd Salah). À la mi-décembre, le général Nezzar a pu revenir en Algérie et entre-temps, le général Toufik a pu quitter la prison militaire pour raisons de santé. Le 2 janvier 2021, la cour d’appel de Blida a signé l’épilogue de cette affaire: tous les accusés ont été acquittés. Néanmoins, le général Athmane Tartag est resté en détention, car «faisant l’objet de poursuites judiciaires devant la justice militaire», et Saïd Bouteflika a été transféré à la prison d’El Harrach, lui aussi étant sous le coup d’affaires instruites par le pôle pénal économique et financier de la cour d’Alger.
En fermant définitivement le dossier du «complot», la justice militaire a suscité une vague d’étonnement dans le pays. Smail Lalmas, économiste et activiste politique, estime impossible toute tentative d’analyse politique. Contacté par Sputnik, il considère que «les meilleurs politologues ne peuvent décrypter la situation actuelle».
«Il semble que nous soyons confrontés encore une fois à une guerre de clans dans la continuité des luttes d’intérêts créées par l’ex-Président Abdelaziz Bouteflika. Ce qui est grave, c’est que le clanisme ait touché l’armée, l’institution censée être la plus stable du pays. C’est certainement l’aspect le plus dangereux de la situation actuelle.»
Au début du Hirak, le groupe du général Toufik avait été battu par celui du général Ahmed Gaïd Salah. «Aujourd’hui, le retour du général Khaled Nezzar et l’acquittement du général Toufik dans l’affaire du complot sont perçus comme une forme de réhabilitation du groupe qui avait été laminé par Gaïd Salah», poursuit-il.
Transition politique
Smail Lalmas avoue avoir du mal «à situer le rôle du général Chengriha», actuel chef d’état-major de l’armée. «Est-il en train de remettre sur rail le clan de Toufik? Si c’est le cas, cela pourrait être perçu comme un signe de faiblesse car l’armée a besoin d’être dirigée par un chef fort afin de resserrer ses rangs et d’en finir avec cette opération de dislocation qui lui a été préjudiciable», note l’économiste.
«À mon avis, nous allons vers une nouvelle feuille de route basée sur une période de transition politique ainsi que le souhaite une grande partie de la population. Le chef de l’État pourrait laisser sa place à une présidence collégiale composée de personnalités crédibles. Ce directoire aura pour mission d’organiser un scrutin afin d’élire les membres de l’assemblée constituante, de désigner un nouveau gouvernement de technocrates et de mettre en place une élection présidentielle dans 24 mois», prédit Smaïl Lalmas.
Pour lui, la situation économique est en train de jouer en faveur de la volonté populaire. «Afin relancer l’économie, il est nécessaire d’attirer les investisseurs privés et étrangers. Mais l’investissement ne pourra se faire sans l’instauration préalable d’un climat de confiance et de stabilité politique», estime-t-il.
L’esprit du Hirak
Hocine Belalloufi, lui, se montre plus prudent au sujet d’un éventuel changement politique qui prendrait en compte les attentes citoyennes à travers «l’esprit du Hirak» qui reste présent au sein de la population.
«J’établis une distinction entre "le Hirak" et "l’esprit du Hirak". Le premier n’existe qu’à travers sa manifestation matérielle représentée par les marches des vendredis et des mardis. Ce Hirak, à l’heure où nous parlons, n’existe pas. Il reviendra peut-être… ou pas. Personne ne le sait. "L’esprit du Hirak", c’est-à-dire la volonté de faire respecter la souveraineté populaire et d’aller vers un changement de régime, continue en revanche d’exister dans l’esprit de nombreux Algériens.»
Mais, nuance-t-il, «il faut bien comprendre que si la conquête des esprits constitue un préalable au changement, elle ne le provoque pas mécaniquement. Pour qu’il y ait changement effectif, il faut être matériellement présent et suffisamment fort pour faire aboutir son projet».
L’écrivain ne croit pas en une transition politique dans un avenir proche, «sauf soudaine explosion populaire d’une intensité encore plus forte que celle du 22 février 2019». Le Hirak est également confronté à la problématique de la représentation. «Qui peut dire qui sont les animateurs et qui se reconnaît en eux, sachant que le mouvement a toujours refusé de se doter de représentants?», ajoute Hocine Belalloufi.