Cet entretien vidéo a été enregistré le 28 octobre, avant l’attentat de Nice de ce 29 octobre.
«Est-ce que le terrorisme, tel qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire sans base territoriale, sans État véritablement puissant qui serve de sanctuaire et qui puisse le protéger, est-ce que le terrorisme change quoi que ce soit à l’équilibre du monde?»
Gérard Chaliand, 86 ans, en a vu d’autres. Et pour cause, «l’arpenteur des guerres» a parcouru le monde aux côtés des révolutions et autres insurrections. Pour l’auteur de Des guérillas au reflux de l’Occident (Éd. Passés composés, 2020), géopolitologue et spécialiste des conflits irréguliers, l’apparition du terrorisme islamiste «n’a en aucun cas» modifié les équilibres mondiaux depuis un demi-siècle. Ce qui les a réellement bouleversés, c’est surtout la «montée de la Chine et de l’Inde». Même les attentats du 11 septembre 2001, qu’il qualifie de «coup admirable du point de vue technique», représenteraient seulement le «zénith du terrorisme classique».
Lignes rouges –Jean-Baptiste Mendes reçoit Gérard Chaliand, géopolitologue, spécialiste des conflits irréguliers et auteur du livre «Des guérillas au reflux de l’Occident» (Éd. Passés composés).
«Une société du spectacle qui fait joujou avec le terrorisme»
Citant Raymond Aron, il estime ainsi que «l’impact psychologique dépasse de très loin l’effet physique» du terrorisme, comme ce fut le cas avec la décapitation de Samuel Paty, qui a ému la France entière. En 2018, celui-ci confiait déjà que «nous sommes encore une société du spectacle qui fait joujou avec le terrorisme» et imputait aux médias la responsabilité de «la psychose qui règne dans les pays occidentaux». Le géopolitologue récidive devant les caméras de Sputnik:
«Les médias se nourrissent et vendent de l’angoisse. Les médias exagèrent et sont des diffuseurs d’angoisse.»
Une peur qui se retrouve dans «notre rapport à la mort» face au coronavirus et qui a radicalement transformé en Occident la façon de faire la guerre, entre sensiblerie et amenuisement démographique.
«Il n’y a pas eu de possibilité de gagner une guerre, parce qu’on a changé de mentalité, l’arrière est devenu beaucoup plus fragile que l’avant, c’est un véritable phénomène nouveau, c’est-à-dire que nos arrières sont plus craintifs que nos troupes combattantes. Nous n’encaissons plus les pertes humaines.»
D’où un constat implacable, «les guerres irrégulières, on ne les gagne plus». Pour «l’arpenteur des guerres», la dernière guerre que les États-Unis aient gagnée, c’est une guerre classique, la Première Guerre du Golfe en 1991, l’opération tempête du Désert contre Saddam Hussein: «pas de présence au sol, ou alors juste quelques jours avec des tanks au moment où tout a été nettoyé par des bombardements aériens». Un conflit qui souhaitait en finir avec «le syndrome vietnamien.»
L’inefficacité occidentale face aux insurrections
Les guerres postérieures n’ont toutefois pas validé ce postulat. En Somalie, lors de la bataille de Mogadiscio en 1993, «où après avoir perdu 19 hommes, M. Clinton s’est retiré», et surtout les deux fiascos de «l’expédition punitive» en Afghanistan et les tentatives de remodèlement du grand Moyen-Orient, en Irak.
«Vous êtes perçu comme une armée qui aide un pouvoir impopulaire, vous ne parlez pas la langue, vous avez un sentiment de supériorité pour la bonne raison que vous avez une technologie largement supérieure et vous regardez ces gens-là comme sous-développés.»
Il évoque également la théorie des dominos, alors en vogue à la Maison-Blanche, qui craignait de voir basculer l’un après l’autre les États asiatiques dans l’escarcelle des Soviétiques. Ce théoricien des guerres d’insurrection déconstruit dans son ouvrage les guerres mythifiées de libération, entre l’Algérie et le «foco» de Che Guevara, c’est-à-dire les soulèvements populaires «spontanés». «Une guérilla passe au pouvoir lorsqu’elle a réussi à gagner l’appui de la population», poursuit Chaliand qui exalte les capacités d’analyse de Mao Tsé-Toung qui, le premier, a «compris le rôle que pouvaient jouer les cadres.»
«Pour cela, il faut avoir le contrôle administratif des masses. Pour cela, il faut des cadres qui parlent le langage de la population, qui s’insèrent dans les villages, qui expliquent contre qui nous combattons, pourquoi nous combattons, qu’est-ce que nous voulons, qui élimine les agents de l’État, et qui procède à des élections favorables à l’insurrection.»