À Camerone, le 30 avril 1867, 62 soldats de la Légion étrangère firent face à 2.000 soldats mexicains, résistant jusqu’au dernier, un sacrifice qui est honoré chaque année par ce corps militaire français si spécial. Le 8 mai prochain marquera les 75 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Deux évènements guerriers et coûteux en termes de vies humaines qui remettent à sa juste place l’épidémie de Covid-19. Cette crise sanitaire pourrait-elle cependant représenter une occasion pour la France et pour l’Occident de changer son regard sur ce tabou si particulier de la mort?
«L’opinion publique n’encaisse plus ce genre de pertes»
Gérard Chaliand, géopoliticien, spécialiste des conflits irréguliers, mais aussi poète, évoque régulièrement le sujet dans ses entretiens. En 2018, à l’occasion des dix ans de l’embuscade d’Uzbin, en Afghanistan où l’armée française perdit dix soldats, il a déploré l’attachement à la vie de chaque soldat, ce qui change radicalement la manière de faire la guerre en Occident. Car il est difficile de lancer une intervention militaire sans risquer la vie de soldats:
«L’opinion publique n’encaisse plus ce genre de pertes […] On ne peut plus faire les guerres comme autrefois, d’abord parce qu’on ne veut pas perdre d’hommes […] il y a une sensiblerie très différente.»
«Ce qui a changé aujourd’hui, c’est qu’en fait la tragédie –qui était réservée essentiellement aux autres, aux Africains, aux Asiatiques–, la tragédie nous frappe à nouveau et nous rappelle que la mort est la chose programmée dès la naissance et qu’elle peut nous frapper. C’est-à-dire que la tragédie rentre en réalité non pas comme un accident lors d’un attentat terroriste, mais comme une possibilité qui concerne tout le monde.»
En somme, malgré les tentations transhumanistes de certains et la supériorité de l’Occident selon d’autres, chaque être humain est soumis au même destin. Le billet de l’enseignant Jean-Paul Brighelli dans Marianne confirme ces propos. Il y affirme que les Français ont «désappris la mort», en croyant l’éliminer «du paysage contemporain». Les 24.376 victimes de la pandémie en France au 30 avril sonnent alors comme un douloureux rappel de notre destin. Dans le même magazine, Natacha Polony cite le philosophe André Comte-Sponville, pour qui cette «crise signerait le retour de la mort, que les sociétés occidentales avaient cru évacuer, une mort qui serait finalement naturelle quand il s’agit de gens âgés de plus de 80 ans».
«La mort est quelque chose de non mérité»
Pour quelles raisons ce rapport quotidien, voire intime à la mort, si présent au Moyen-Âge, et jusqu’il y a peu au XXe siècle, a-t-il été écarté? Ayant assisté à de nombreuses guerres de décolonisation, continuant à 80 ans passés à enseigner au Kurdistan, le géopoliticien évoque le fait que «nous avons été épargnés de toute tragédie et qu’on s’installe dans la vie comme quelque chose qui nous est due et que la mort est quelque chose de non mérité». La paix, la prospérité installant le matérialisme seraient ainsi facteurs de ce tabou. En outre, Gérard Chaliand note un élément commun à de nombreuses cultures: «partout, on aime honorer les morts».
«Vous le lisez dans L’Iliade lorsque Priam vient chercher son fils auprès d’Hector pour l’enterrer, on a conservé ça. La seule différence, c’est que nous ne voyons plus les cadavres comme autrefois avec les veillées. On a escamoté la partie visuelle de la mort. Nous ne supportons plus, je connais des gens qui ont trente ans et qui n’ont jamais vu un cadavre de leur vie.»
«Un sentiment d’amenuisement et de fragilité démographique»
L’Europe et les États-Unis sont-ils tombés dans le piège de Thucydide? Rappelons ce concept qui a été popularisé par Graham Allison, selon lequel les États-Unis, première puissance, mais relativement sur le déclin, craignent la montée de la deuxième puissance, en l’occurrence la Chine. Très attaché à la question démographique, Gérard Chaliand rappelle qu’il y a un siècle, les Occidentaux, «en mettant les Russes dedans», représentaient 33% de la population mondiale. Aujourd’hui, cet ensemble se limite à 15%. Il évoque ainsi un «sentiment d’amenuisement et de fragilité démographique», face à une poussée considérable en Chine, en Inde ou encore en Afrique, ce qui fait «partie de ce sentiment de précarité qui fait qu’on veut conserver au maximum la chance de mourir le plus tard possible». Donc oui, pour le géopoliticien, le Covid-19 acte la fin de la suprématie occidentale, «parce que nous autres Européens, nous n’avons pas bâti les moyens pour défendre nos valeurs».