Si le document officiel l’annonçant n’avait pas fuité dans certains sites d’information arabophones marocains vers la mi-octobre, personne n’en aurait entendu parler. Dans le royaume chérifien, la direction de l’épidémiologie et de lutte contre les maladies relevant du ministère de la Santé mène depuis le début du mois d’octobre, en toute confidentialité, une enquête ministérielle. En partenariat avec l’Association marocaine de lutte contre le sida (ALCS) et Onusida (l’agence des Nations unies de lutte contre le sida), cette entité officielle réalise une étude biocomportementale sur la prévalence des infections sexuellement transmissibles (IST), notamment le sida, dans cinq grandes villes du Maroc.
Ce qui surprend le plus dans cette opération, c’est l’échantillon ciblé. Le département dirigé par Khalid Aït Taleb a décidé d’étudier discrètement le cas des hommes ayant des rapports sexuels avec d'autres hommes (HSH). C’est d’autant plus surprenant que l’homosexualité est un sujet tabou dans le pays. Non seulement elle continue à faire l’objet de condamnation sociale, mais elle est considérée comme un crime par le Code pénal marocain.
Selon les dispositions légales en vigueur, un acte homosexuel est passible de six mois à trois ans de prison.
IST et sida en ligne de mire
Interrogé par Sputnik sur les détails de ce «dossier secret», Abdelkrim Meziane Belfkih, chef de la division des maladies transmissibles à la direction de l'épidémiologie et de lutte contre les maladies au ministère de la Santé, révèle les principales modalités de l’enquête en cours:
«Cette étude repose sur la méthode du "Respondent Driven Sampling" (RDS). Elle s’étend sur six à sept semaines et concerne près de 250 participants d’Agadir, de Casablanca, de Marrakech, de Tanger et de Fès. Son objectif principal est de surveiller l’évolution de l’épidémie de VIH-sida auprès des hommes ayant des rapports sexuels avec d'autres hommes en tant que population clé au Maroc [groupe plus vulnérable au virus du sida, ndlr].»
«Parmi les informations que nous cherchons à collecter, il y a la prévalence du VIH et des infections sexuellement transmissibles (IST), la prévalence des comportements à risque et de protection, le taux de couverture par les programmes de prévention et l’état des connaissances chez cette population. La collecte de ces données est basée sur un questionnaire comportemental et des prélèvements biologiques», poursuit-il.
La méthode RDS qu’évoque le docteur Belfkih peut être traduite par «échantillon conduit par les répondants» en Français. Il s’agit, selon ce scientifique, d’une technique d’échantillonnage probabiliste. Elle a été conçue dans les années 90 et permet d’atteindre des groupes de populations difficiles à joindre autrement qu’en multipliant les vagues de recrutement. «Chaque participant recruté dans le cadre de notre étude sera chargé de recruter à son tour trois autres participants, contribuant ainsi à l’obtention d’un échantillon représentatif du réseau de la population HSH étudiée dans chaque ville», explique-t-il.
Mission délicate
Concernant le choix spécifique des villes d’Agadir, Casablanca, Marrakech, Tanger et Fès pour l’enquête ministérielle, le responsable marocain ne manque pas d’arguments: «Ces villes sont les chefs-lieux des trois régions qui regroupent 77% des cas de VIH-sida notifiés au Maroc. Elles abritent aussi des programmes de prévention combinés des ONG partenaires de l’enquête.»
Son actuel président, Mehdi Karkouri, est aussi docteur en médecine et professeur d’enseignement supérieur à la faculté de médecine de Casablanca. Il a résumé pour Sputnik les grandes lignes du travail laborieux que nécessite cette «étude de première importance» et ses enjeux majeurs. «D’abord, nous demandons aux personnes qui s’identifient comme étant des HSH de venir dans les centres de recherche. Une fois sur place, chaque individu remplit un questionnaire détaillé sur son comportement sexuel avant de subir une prise de sang, avec son accord bien sûr. Ensuite, nous faisons le test VIH sur sa prise de sang pour déterminer s’il est positif ou négatif», explique-t-il.
«Ce travail nous permet de collecter suffisamment de données pour estimer la prévalence du sida au sein de cette population clé. Cela nous permet également de mieux orienter nos programmes de prévention et de mieux adapter nos messages de sensibilisation pour la toucher par nos actions. Il faut savoir que cette population est difficile d’accès puisqu’elle a peur d’être stigmatisée, considérant qu’elle adopte des comportements répréhensibles à la fois par la loi et par la société.»
Expert en dépistage du VIH et prévention combinée auprès de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et membre de «Coalition Plus» –une union internationale d'organisations communautaires de lutte contre le sida et les hépatites–, Mehdi Karkouri insiste sur l’importance de ce «sondage de routine». Car d’après lui, même si elles sont méconnues du grand public, les études biocomportementales du département de la Santé marocain sont récurrentes.
«Ce sont des études que nous menons de manière cyclique, environ tous les trois ans, sur les différentes populations clés. Auprès des HSH, par exemple, nous avons déjà réalisé trois enquêtes du même genre, en 2011, en 2013 puis en 2017», détaille de son côté Abdelkrim Meziane Belfkih. Il rappelle que les HSH sont la deuxième tranche de la population la plus touchée par le sida au Maroc.
Principaux enjeux
Dans le royaume, où le nombre d’habitants est de plus de 35 millions, 21.500 personnes étaient estimées séropositives à fin 2019. L’épidémie du VIH dans le pays est à prédominance urbaine, elle touche davantage les hommes (deux hommes pour une femme) et sa transmission est principalement sexuelle, selon les derniers chiffres actualisés communiqués à Sputnik par la direction de l’épidémiologie et de lutte contre les maladies relevant du ministère de la Santé.
En analysant ces données, le professeur Karkouri précise que la particularité de l’épidémie de sida au Maroc est qu’elle est concentrée et hétérogène. «Dans la population générale, la dissémination du virus est très faible avec une prévalence qui ne dépasse pas 0,1%. Par contre, elle va considérablement augmenter dans les populations clés», constate-t-il. Autre fait notable pour l’expert marocain, 77% des personnes séropositives au Maroc connaissent leur statut sérologique alors que les 25% restant l’ignorent toujours. «Elles ne soupçonnent même pas qu’elles sont infectées», répète le président de l’ALCS, pour mieux prévenir du danger que représente cet état de fait.
«Même si au Maroc nous avons de bons indicateurs épidémiologique, cela n’empêche qu’on pourrait les améliorer. Il faut savoir que le Maroc est le seul pays de toute la région Afrique du nord et Moyen-Orient où le nombre d’infections est en baisse. Entre 2010 et 2019, grâce au travail acharnée des acteurs et la stratégie de lutte contre le sida, on enregistre moins de 30% de nouvelles infections dans le pays. Maintenant, il faut continuer sur cette lancée. L’enjeux aujourd’hui, c’est d’arriver à ces 25% qui s’ignorent encore», conclut le militant associatif marocain.