Le cas Denis Mukwege, qui fait l’objet d’intimidations et de menaces depuis qu’il a dénoncé un récent massacre de civils à l’est de la République démocratique du Congo (RDC), a été discuté lors du Conseil des ministres qui s’est tenu le 21 août dernier à Kinshasa. Le chef de l’État congolais, Félix Tshisekedi, s’est dit «préoccupé» par cette situation et a instruit le gouvernement congolais d’assurer la sécurité du médecin nobélisé et d’ouvrir une enquête sur sommations. La réaction de l’exécutif congolais intervient près d’un mois après le début des premières menaces, à la grande stupéfaction des Congolais et de plusieurs observateurs.
Hugues Dewavrin: «Le Prix Nobel de la paix Denis Mukwege est en danger!». Le médecin qui secourt les femmes victimes de viols et de mutilations génitales dans la province du Sud-Kivu est menacé de mort, alerte le président de la Guilde européenne du Raid https://t.co/i9iDGFlmgC
— Guillaume Perrault (@GuilPerrault) August 28, 2020
D’aucuns se sont interrogés sur le silence des autorités congolaises alors que de nombreuses personnalités étrangères, des ONG et certains États –dont les États-Unis et le Canada– ont condamné les actes d’intimidation et de menaces de mort dont fait l’objet le gynécologue congolais.
Une réaction tardive et étrange
Pourquoi Félix Tshisekedi est-il resté silencieux en dépit des informations faisant état des menaces persistantes à l’encontre du docteur Denis Mukwege? C’est la question que bon nombre de Congolais et d’observateurs étrangers n’ont cessé de se poser depuis le début de cette affaire.
À première vue, la posture du chef de l’État peut surprendre mais à vrai dire, elle est cohérente et semble répondre à la logique de rapprochement entre Kinshasa et Kigali impulsée par Tshisekedi depuis son arrivée au pouvoir en janvier 2019. Entre les deux capitales, les relations sont en effet au beau fixe et Tshisekedi n’entend pas remettre cela en question malgré les menaces que le Rwanda fait peser sur la sécurité du docteur Mukwege. Le fait est que le numéro un congolais croit trouver en Paul Kagame, le Président rwandais, un allié de taille dans le bras de fer à bas bruit qui l’oppose à son prédécesseur Joseph Kabila, qui a gardé la haute main sur les affaires de l’État. Autre détail non sans intérêt: pendant la crise postélectorale de 2019 en RDC, Paul Kagame, qui était à l’époque le président de l’Union africaine, a donné l’impression de vouloir trouver une solution à la crise alors qu’il soutenait en sourdine l’élection calamiteuse de Félix Tshisekedi, laquelle résulte non pas du vote populaire mais d’un «deal» avec son prédécesseur.
Au cours du Conseil des ministres, Félix Tshisekedi a instruit le gouvernement congolais d’assurer la sécurité du gynécologue et d’ouvrir une enquête sur les menaces de mort à son encontre. Des demandes d’autant plus surprenantes que les auteurs des intimidations sont connus et les raisons de leur geste également. Personne n’ignore en effet que les menaces à l’encontre de «l’homme qui répare les femmes» (surnom donné à Mukwege) ont commencé quand ce dernier a dénoncé, fin juillet, les violences et les massacres survenus dans le village de Kipupu, dans la province du Sud-Kivu.
La question est donc de savoir pourquoi l’exécutif congolais, qui est pleinement informé de tout ceci, n’a pas convoqué l’ambassadeur du Rwanda à Kinshasa pour lui faire part de ses impressions sur ce qu’il convient d’appeler «l’affaire Mukwege». Pourquoi diligenter une enquête sur une affaire dont les tenants et les aboutissants sont connus de tous?
Le message subliminal de James Kabarebe
Le général James Kabarebe n’est pas un inconnu dans la région des Grands lacs, notamment au Rwanda et en RDC où il a eu à occuper d’importantes fonctions. Aide de camp du Président Kagame dans les années 1990 et aujourd’hui son conseiller personnel, le général Kabarebe était le commandant du corps expéditionnaire rwandais qui a envahi la RDC en 1996 sous le couvert de l’AFDL (Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo). Cette expédition, qui a fait des centaines de milliers de victimes congolaises, mais surtout hutues rwandaises, occupe une place centrale dans le rapport Mapping de l’ONU, qui répertorie 617 violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire congolais entre 1993 et 2003. L’un des témoins directs des tueries perpétrées par James Kabarebe et ses hommes à l’est du Congo n’est autre que le docteur Mukwege. C’est à l’hôpital de Lemera où il travaillait qu’a été commis l’un des premiers massacres de la première guerre du Congo. Près de 25 ans après les faits, Denis Mukwege s’en rappelle non sans émotion:
«Ils [les militaires rwandais] sont entrés dans l’hôpital et se sont mis à tuer indistinctement les hommes, les femmes et les enfants qui n’avaient rien fait. Beaucoup de gens ont été massacrés ce jour-là. Comment voulez-vous qu’on oublie de telles horreurs?»
Depuis plusieurs mois, le docteur Denis Mukwege plaide pour que le rapport Mapping, qui sommeille dans les armoires de l’ONU depuis sa publication, soit déterré et qu’un tribunal pénal international pour le Congo soit mis en place pour juger les crimes commis dans ce pays. Bien entendu, cela n’est pas du goût de James Kabarebe et des autres dirigeants rwandais épinglés dans le rapport onusien. S’exprimant à la télévision rwandaise à l’occasion de l’anniversaire de la «libération» du Rwanda, James Kabarebe a nié l’implication de l’armée rwandaise dans les massacres au Congo et s’est attaqué au rapport Mapping. Il n’a pas non plus hésité à épingler le docteur Mukwege, l’accusant de connivence avec les génocidaires hutus.
Bien que cette accusation soit gravissime, les observateurs de la région qui ont suivi l’intervention du général Kabarebe ont été davantage frappés par un autre élément de son discours: son allusion à l’ethnie du docteur Mukwege. Pour les personnes extérieures à la région, cela ne veut pas dire grand-chose, mais pour les Congolais et les Rwandais l’évocation de l’appartenance du gynécologue est non seulement porteuse d’une forte charge symbolique, mais elle en dit long sur l’état d’esprit des dirigeants rwandais au sujet de Denis Mukwege.
En effet, ce dernier est un Mushi, une ethnie de l’extrême est congolais établie sur les territoires de Walungu, Kabare, Mwenga et Uvira. La ville de référence de Bashi (pluriel de Mushi) est Bukavu, où réside Denis Mukwege. Dans l’histoire de la région, les Bashi ont eu à affronter plus d’une fois les envahisseurs venus du territoire qui constitue le Rwanda aujourd’hui et les ont vaincus. Même si ces conflits remontent à plusieurs décennies, il n’en reste pas moins qu’entre les Bashi et les populations Banyarwanda règne une méfiance profonde qui ne dit pas son nom.
Pour le reste, Kigali sait qu’il peut toujours compter sur le silence embarrassé, voire complice, de Kinshasa...