Un an après l’entrée en fonction du Président Mohamed Ould Ghazouani en août 2019, la Mauritanie vit son opération «mains propres». Ce 12 août, six anciens ministres du régime de l’ex-chef d’État Mohamed Ould Abdelaziz (qui a cédé le pouvoir à son dauphin Ghazouani au terme d’une «transition démocratique» historique) ont été placés sous contrôle judiciaire notamment pour des délits présumés de corruption, népotisme, trafic d’influence.
La même contrainte s’est abattue sur Asma Mint Abdel Aziz, la fille de l’ancien Président, et sur son époux, l’homme d’affaires Mohamed M’Sabou. L’ancien et le nouveau Président soldent-ils ainsi leurs comptes après avoir travaillé ensemble pendant plusieurs années au sommet de l’État?
«Ces événements ne reflètent pas, à mon sens, un conflit personnel entre les deux hommes. Ils entrent dans une logique plus globale de lutte contre la corruption et contre le bradage de sociétés d’État. C’est un coup de balai dans la gouvernance d’Aziz dans un contexte où les exigences de transparence et de reddition des comptes sont très fortes dans le pays», tempère pour Sputnik Emmanuel Dupuy, président de l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE).
La brigade de répression des infractions économiques est sur tous les fronts. Des membres moins éminents de la famille biologique de l’ancien Président ont été entendus par les enquêteurs.
2 août 2019 : Mohamed #Ould_Ghazouani a prêté serment en #Mauritaniehttps://t.co/zkycJMvUVq pic.twitter.com/lEg5c5zgqE
— Stake experts (@Stake_experts) August 2, 2019
Dans sa volonté de s’adjoindre un parti politique, Aziz se heurte aux refus des ministères de l’Intérieur et de la Justice peu désireux de le voir disposer d’un instrument de combat. C’est tout l’État et ses démembrements qui ont cessé de lui obéir.
Aziz, dix ans de gestion en fouille
«Très clairement, même si la volonté du nouveau pouvoir de Ghazouani de nettoyer les écuries d’Augias et de rompre avec la gestion népotique qui a caractérisé les dix ans du magistère d’Aziz est réelle, il n’en reste pas moins vrai que le règlement de comptes entre les deux hommes, anciens amis de 40 ans, est évident», analyse pour Sputnik Barka Bâ, chercheur sénégalais en sciences politiques.
«Tout en respectant la présomption d’innocence, il a été estimé que les personnes concernées devaient bénéficier de toute latitude pour prouver leur innocence. C’est pourquoi ils figurent parmi les ministres touchés par le remaniement», avait indiqué Adama Bocar Soko, le ministre secrétaire général de la présidence mauritanienne, lors d’un point de presse.
C’est en décembre 2019 que l’opposition parlementaire, qui détient environ 68 sièges sur les 157 que compte l’Assemblée nationale, a réclamé une enquête sur la gestion des infrastructures portuaires et aéroportuaires et des grandes entreprises nationales, la passation des marchés publics, etc. Une initiative à laquelle l’ex-Président Ould Abdel Aziz s’est personnellement opposé au moment où l’Union pour la République (UPR), le parti-État qu’il avait fondé, transférait sa fidélité au Président Ghazouani.
«Ce n’est qu’après que l’UPR s’est engouffrée dans la brèche ainsi ouverte. De ce fait, beaucoup de gens pensent que Ghazouani, même s’il s’en défend, a trouvé un bon moyen, à travers cette CEP, de mettre la pression sur son ancien mentor devenu son adversaire», rappelle Barka Bâ.
Ghazouani, la reddition des comptes
Parmi les dignitaires du clan Aziz incriminés par le rapport parlementaire, on trouve également l’ex-Premier ministre Yahya Ould Hademine (2014-2018); Moktar Djay, ancien ministre de l’Économie et des Finances, actuel administrateur de la Société nationale industrielle et minière (SNIM); Amal Mint Maouloud, actuelle patronne de la compagnie nationale Mauritania Airlines, ancienne ministre de l’Équipement et des Transports sous l’ancien gouvernement.
«Cette enquête parlementaire a interrogé l’État profond et semble avoir été dopée par de nombreuses pressions, dont celles du parti islamiste d’opposition Tawassoul, de la société civile, de la communauté internationale, en plus de la volonté d’indépendance affichée par la justice. La question démocratique est consubstantielle à la bonne gouvernance», souligne Emmanuel Dupuy.
Ghazouani, «homme effacé et pondéré», ne cracherait pas forcément sur une descente aux enfers de son désormais adversaire de premier plan dans ce qui paraît pourtant lointain comme perspective: l’élection présidentielle de juin 2024. Largement majoritaire à l’Assemblée nationale avec ses 89 députés, l’UPR, qui lui est désormais acquise, semble prête, avec les autres groupes parlementaires, à accélérer les suites judiciaires des enquêtes de la CEP.
Mauritanie: la justice saisie d'un rapport du Parlement sur la gestion de l'ex-président Azizhttps://t.co/wJxBMzJyWv #AFP
— Amaury Hauchard (@amhauchard) August 5, 2020
«Ou nous faisons de ce rapport l’occasion de demander des comptes à propos des actes de pillage des deniers publics, sanctionner leurs auteurs, exiger la restitution des biens détournés, ou nous négligeons les conclusions et recommandations de la CEP, nous obstruons la voie à leurs aboutissements judiciaires et nous encourageons (…) la corruption et les prévaricateurs», a averti Yahya Ould Ahmed El Waghef, membre de la commission d’enquête cité par l’Agence mauritanienne d’information.
Compagnons putschistes
Compagnons de putsch pour renverser le placide Président Sidi Ould Cheikh Abdallahi en 2008, les deux cousins Aziz et Ghazouani ont cohabité durant deux mandats: le premier comme Président de la République, le deuxième en tant que ministre de l’Intérieur et stratège de la lutte antiterroriste.
«Il a choisi celui qui lui ressemblait le plus. Ce sont deux "sécurocrates" dans l’âme, bien formés et expérimentés. Leur approche sécuritaire commune et partagée sur la lutte contre le djihadisme violent et le terrorisme ont donné des résultats exceptionnels pour la Mauritanie: pas un attentat dans le pays depuis 2011», affirme Emmanuel Dupuy.
Entre les deux cousins, la rupture politique semble définitive. Et elle pourrait atteindre un point de non-retour lorsque l’ex-tout-puissant chef d’État Mohamed Ould Abdel Aziz sera contraint manu militari de répondre à un juge dans le cadre d’une instruction devant la Haute cour de justice. Pour Mohamed Ould Ghazouani, un deuxième mandat sans mentor à la tête du pays se joue maintenant.