«T’es où?». Le message que reçoit Imene sur son smartphone, le 23 janvier 2020, va avoir des conséquences qu’elle n’aurait jamais imaginées. Un mois plus tôt, le docteur Hadji quittait son poste de coordinatrice des activités médicales du bureau d’Oran de Médecins du monde (MDM). À 28 ans, la jeune femme décide d’aller découvrir de nouveaux horizons après deux années passées au sein de cette ONG très impliquée en Algérie auprès des personnes migrantes subsahariennes.
«Je voulais prendre une année sabbatique pour explorer le monde, faire des formations et lancer un projet. En fait, j’hésitais entre plein de choses. Mais je voulais surtout consacrer trois mois pour faire du bénévolat. C’est l’Inde qui m’attirait le plus, j’avais un contact sérieux sur place et je me préparais à y aller», explique Imene Hadji dans un entretien téléphonique.
Life on Land
Le message que reçoit Imene en ce début d’année 2020 provient de Kader Bamba, un collègue ivoirien qui a travaillé avec elle à MDM en qualité de relais communautaire avant de rejoindre son pays. «J’étais étonné par le message de Kader car je n’avais plus de ses nouvelles depuis plusieurs mois». Il lui propose de venir en Côte d’Ivoire pour l’aider à lancer des activités avec Life on Land, une association qu’il a fondée avec un groupe d’amis pour aider les habitants de Koonan, le village de ses ancêtres situé en pays Mahou, un peuple mandingue d’Afrique de l’ouest.
Life on Land travaille sur plusieurs axes: les questions liées à la santé des femmes, notamment en matière de santé reproductive, la culture et l’éducation ainsi que l’agriculture en milieu rural. Traversée par le fleuve Bafing, la région des Mahou est l'un des principaux bassins de culture de la noix de cajou, dont la Côte d’Ivoire est le premier producteur mondial.
«Si les habitants des villages de ma région utilisaient leur énergie pour cultiver également des fruits et légumes, ils auraient une nourriture abondante. Ils se fatiguent à cultiver un produit qu’ils ne mangeront pas et qui servira d’apéritif à des personnes qui vivent dans des pays riches», déclare Kader à Sputnik.
«Je connais parfaitement le processus car j’ai eu une expérience migratoire qui a duré environ huit années. La tentation de partir débute en milieu rural car c’est là que la situation de précarité est la plus importante. Les jeunes des milieux ruraux vont dans les grandes villes et se retrouvent une nouvelle fois face à la précarité. C’est là que mûrit le projet de migration vers l’Europe avec un parcours périlleux pour y parvenir. Donc nous devons agir à la source pour développer les opportunités locales», insiste Kader.
Imene met de côté son projet indien et change de destination «sur un coup de tête». «Je dois dire que je fais beaucoup de choses sur un coup de tête», dit-elle en riant.
Après deux tentatives, elle parvient à obtenir un visa de trois mois auprès du consulat de Côte d’Ivoire à Alger. Elle prend l’avion le 26 février, un vol de nuit d’Air Algérie qui fait escale à Dakar. La jeune femme dit avoir été impressionnée par les lumières d’Abidjan. «Lors du survol de la Côte d’Ivoire, j’avais constaté l’absence de lumière. Il faisait si noir que j’avais l’impression qu’il n’y avait pas de vie en bas. Soudain nous nous sommes approchés d’Abidjan. C’était impressionnant de voir une ville aussi grande avec autant de lumière». À titre comparatif, la capitale ivoirienne est presque neuf fois plus grande qu’Alger pour une population presque identique (4,3 millions et 3,9 millions d’habitants respectivement).
Koonan
À peine faits ses premiers pas sur le sol ivoirien, qu’Imene prend conscience de la réalité du coronavirus.
«Je suis partie de mon pays le jour où le premier cas testé positif avait été annoncé officiellement en Algérie. À l’aéroport d’Alger, il n’y avait pas de mesures particulières. À Abidjan, la prise de conscience était réelle. [Le premier cas ivoirien n’avait pas encore été annoncé] Des agents prenaient la température des passagers et leur demandaient de se frictionner les mains avec du gel hydroalcoolique. La police nous a également remis une fiche sanitaire détaillée que nous avons dû remplir», souligne-t-elle.
Imene, pour qui c’est le premier voyage dans un pays d’Afrique subsaharienne, est confrontée aux difficultés que vivent les populations de cette partie de la Côte d’Ivoire. Elle arrive dans un village enclavé où les habitants vivent avec des moyens limités. Sur le plan sanitaire, il n’y a qu’un seul centre de santé dans lequel officie une sage-femme. Le premier médecin est à plusieurs heures de route. La jeune docteure algérienne, qui s’est spécialisée dans les questions de santé reproductive au sein de MDM, entame rapidement un travail d’observation au sein de ce centre de santé. Pour le responsable de Life on Land, son regard de médecin est important afin d’élaborer des recommandations, d’émettre des pistes pour l’élaboration d’un projet consacré à la santé des femmes.
La baraka des Mahous
Mais les choses ne se déroulent pas comme l’auraient souhaité les deux amis. Le coronavirus vient bouleverser le programme d’Imene et de Kader. Le 18 mars, les autorités ivoiriennes imposent des mesures strictes pour endiguer la propagation du Covid-19. «Le gouvernement avait annoncé l’instauration d’un couvre-feu, l’interdiction de se déplacer dans tout le pays et la fermeture de tous les accès menant à la capitale», note Imene. Conscients du danger que représente la maladie, ils décident de geler le programme des activités de l’association. Imene avoue avoir été doublement préoccupée:
«Le danger du coronavirus était devenu réel en Algérie et malheureusement j’étais loin de mes parents. Je ne pouvais pas leur venir en aide, notamment ma maman qui souffre d’une maladie chronique. Nous étions en contact permanent mais je n’étais pas rassurée. Ma situation aussi était préoccupante car je devais rester en permanence dans un village dépourvu de toute infrastructure de santé. Si le Covid-19 parvenait jusqu’à Koonan, j’étais persuadé que ce serait l’hécatombe».
Il prend la décision de lancer une campagne de sensibilisation sur les gestes barrières et de placer également des bidons d’eau et du savon dans les espaces publics. Finalement, pour des raisons qu’elle ignore, il n’en sera rien.
«Ensuite, je suis allée voir le chef du village de Koonan. Lui aussi s’était engagé à tenir une réunion pour mettre en œuvre des mesures pour protéger la population. Je me suis retrouvée malgré moi dans la peau du médecin blanc. Je dois dire que j’ai harcelé tout le monde pendant deux semaines. De plus les notions de distanciation sociale étaient impossibles à mettre en place, nous mangions tous ensemble chez la même dame», poursuit-elle.
La baraka a finalement protégé les villages du peuple Mahou, à l’instar d’autres localités en Afrique subsaharienne. Cette situation demeure un véritable mystère pour la touabou mousso, la fille blanche, comme l’appellent les villageois. «Quand on voit l’évolution dans le nord-ouest de la Côte d’Ivoire, on se dit qu’il y a quelque chose d’incroyable. Au total, je n’ai entendu parler que d’un seul cas de Covid-19 durant la période où j’étais à Koonan». Cependant, en 80 jours de résidence forcée dans ce petit village, Imene aura attrapé le paludisme à deux reprises…
Au courant du mois de mai, Kader reprend progressivement ses activités au sein de Life on Land. L’association a pu organiser quelques activités au profit des enfants du village. De son côté, Imene a poursuivi son travail d’observation aux côtés de la sage-femme. Elle s’est même impliquée, à distance, dans des activités de soutien aux personnes migrantes subsahariennes à Oran.
Aucun avion à l’horizon
Le 20 mai, Imene et Kader retournent à Abidjan. Ils découvrent une capitale où les mesures de confinement ont été assouplies. Mais la jeune Algérienne doit régler au plus vite deux gros soucis: prolonger son visa pour ne pas se retrouver dans l’illégalité et trouver le moyen de revenir en Algérie. Pour le visa, elle se rend dans un commissariat de police et obtient une prorogation de trois mois moyennant la somme de 40 000 Francs CFA (60 euros).
Pour le retour en Algérie, les choses semblent plus complexes. Imene a contacté l’ambassade algérienne à Abidjan dès la mi-mars. Les fonctionnaires lui ont expliqué qu’il n’y avait aucun vol de rapatriement durant cette période.
«Un jour une personne m’appelle pour m’annoncer qu’un avion est prévu pour le 15 avril. Le lendemain, elle m’envoie un autre message m’indiquant que le vol a été annulé. J’étais très déçue, je venais de subir un ascenseur émotionnel. Ensuite un agent de l’ambassade m’a rappelé vers le 20 avril pour me demander de m’inscrire, via Internet, sur la liste des rapatriements. Depuis j’attends toujours un avion», indique Imene.
Elle reconnaît cependant être installée dans de bonnes conditions à Abidjan. Imene dispose également de moyens financiers pour lui permettre de tenir encore quelques semaines. Elle dit ne pas regretter son choix. «Si j’étais partie en Inde je pense que la situation aurait été bien plus complexe», lance-t-elle dans un éclat de rire. Elle tient également à remercier son ami Kader de lui avoir permis de «vivre des moments formidables dans son village».
«Je regrette juste de ne pas avoir pu communiquer avec les villageois car ils ne parlent pas français. Mais ce séjour en Côte d’Ivoire c’est aussi une découverte de moi-même car j’ai été surprise de mes réactions. Moi qui me plains tout le temps, je n’ai pas rouspété une seule fois».