Alors que la France expérimente le déconfinement partiel depuis ce lundi 11 mai, une grande inquiétude persiste sur les risques que ferait courir une deuxième vague d’infection au Covid-19, si les cas de contamination repartaient à la hausse.
C'est aussi le cas en Corée du Sud, où la progression du virus avait également été stoppée. La capitale Séoul a dû ordonner la fermeture des bars et des discothèques après l'apparition de nouveaux cas. En Allemagne, souvent citée en exemple pour l'efficacité de sa gestion de la crise, le seuil critique de 50 nouvelles contaminations pour 100.000 habitants a été franchi dans trois cantons. À la demande des Länder, la chancelière Angela Merkel avait autorisé la semaine dernière la réouverture des restaurants, des parcs et des musées, mais elle a toutefois prévenu qu’en cas de deuxième vague, tous ces lieux publics seraient à nouveau fermés.
Jusqu’à présent, les 54 États africains ont plutôt mieux résisté que le reste du monde, hormis pour l’Océanie, confinée géographiquement. Avec 67.778 cas d’infection avérés au Covid-19 au mardi 12 mai –soit un taux d’à peine 1,59% de malades rapportés à sa population–, la pandémie semble avoir moins affecté l’Afrique que les autres continents. En comparaison, selon les chiffres journaliers compilés par Infojour à partir des données officielles, l’Europe comptait à la même date 1.653.012 cas avérés (38,87%), les États-Unis et le Canada 1.455.815 (34,24%) et l’Asie 683.707 (16,08%).
Ces chiffres sont encore plus édifiants en ce qui concerne le nombre de morts. Avec 2.355 décès au total, toujours à la même date, l’Afrique enregistre un taux de mortalité de seulement 0,82% contre 53,60% pour l’Europe, 30,23% pour l’Amérique du Nord et 7,82% pour l’Asie. L’Amérique latine se situe, quant à elle, en queue du peloton des pays industrialisés, mais devant l’Afrique pour le nombre de cas avérés (382.743) comme pour le taux de mortalité (7,48%).
Sputnik France: Vous avez été l’un des premiers en France à attirer l’attention sur les méfaits que pourrait provoquer une «deuxième vague» du Covid-19 en Afrique. Pourquoi cette inquiétude par anticipation?
Thierry Barbaut: «On pouvait effectivement penser le 10 mars dernier, quand la pandémie de coronavirus a officiellement été déclarée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), que les chiffres qui nous parvenaient des 54 États africains étaient largement sous-estimés. Cela est dû à un comptage et, surtout, à une communication très différente d’un pays à l’autre. Prenons l’exemple de deux États voisins comme le Burundi et le Rwanda, qui ont la même superficie et le même nombre d’habitants –environ 13 millions. Dans le premier, on a commencé par annoncer 15 cas d’infection au Covid-19 quand, dans le second, on en était déjà à 250. Cela, bien sûr, a créé des suspicions même si aujourd’hui le bilan communiqué chaque jour par l’Institut Johns Hopkins est à peu près fiable.
Sputnik France: Pour vous qui voyagez beaucoup sur le continent pour votre ONG La Guilde, si une deuxième vague devait avoir lieu, elle viendrait forcément d’Afrique. Comment en êtes-vous aussi sûr?
Thierry Barbaut: «Parce qu’en Afrique, le confinement est quasiment impossible. Plusieurs chefs d’État africains, à l’instar de Patrice Talon au Bénin, ont très vite tiré la sonnette d’alarme. Certes, nombre de pays du continent ont fini par prendre les mesures nécessaires pour confiner leurs populations, surtout dans les villes. Il n’en reste pas moins que c’est une question de mois avant que la pandémie ne connaisse une résurgence. Du fait des allers-retours incessants, je ne serais pas étonné que l’Afrique devienne à son tour un cluster avec un risque de deuxième, voire de troisième vague, en direction du reste du monde. Celles-ci seraient alors dévastatrices après ce premier arrêt brutal de nos économies. Car le pire, c’est d’être confronté à une crise sanitaire et économique mouvante dans le temps.»
Sputnik France: Concernant les conséquences économiques pour l’Afrique, comment voyez-vous les choses évoluer?
Thierry Barbaut: «Les économies des pays développés sont, pour l’essentiel, des économies de services et elles ont pu s’adapter plus ou moins partiellement avec le télétravail. Même s’il y a des secteurs comme l’aérien, l’hôtellerie, le tourisme ou les petits commerces –hormis pour les denrées comestibles– qui risquent d’en sortir très affectés. En Afrique, compte tenu du faible niveau d’équipements des populations en ordinateurs et en informatique, le télétravail n’est pas possible partout. Certes, il y a le téléphone portable, mais pour les petits commerces dans l’informel –qui représentent 70% des forces vives et font vivre une majorité de femmes et de jeunes–, cela ne remplace pas le contact avec une clientèle essentiellement de proximité. Le danger est donc énorme de fragiliser un écosystème économique informel qui ne dispose pas d’assez de cash pour anticiper une perte sèche de revenu. Là aussi, le numérique avec le «wallet» –ou porte-monnaie électronique– va être révélateur de ce qu’il est possible de faire.
Sputnik France: La résilience des économies africaines, vous n’y croyez donc pas?
Thierry Barbaut: «En cas de deuxième vague qui aura, forcément, un effet boomerang, l’Afrique ne s’en remettra pas. On pourrait alors assister des pertes d’emplois massives avec des dommages collatéraux incalculables. Déjà, le ralentissement économique entraîne la fermeture partielle ou complète des frontières comme entre le Cameroun et la Centrafrique. Ce qui bloque les commerçants et représente une nuisance pour des milliers d’usagers et des dizaines de milliers de bénéficiaires secondaires. Le monde est interconnecté, mais alors que l’Europe peut entrer en récession sans affecter le reste de la planète, ce n’est pas le cas pour l’Afrique. Nos industries dépendent des matières premières et d’une grande partie des métaux rares, comme le coltan de la RDC dans la téléphonie mobile, sans parler du pétrole et du gaz ou bien du cuivre, du caoutchouc, du café, du cacao, du bois, etc. Bref, si l’Afrique sombre, c’est le reste du monde qui risque de sombrer avec elle.»
Sputnik France: Certains pays africains comme l’Afrique du Sud, l’Égypte, le Maroc, l’Algérie, le Nigeria, le Ghana caracolent en tête de liste. D’autres, en revanche, comme le Sénégal, ont pris très tôt les mesures nécessaires et ne s’en sortent pas trop mal. Quid des États africains dit fragiles? Quel avenir leur prédisez-vous?
Thierry Barbaut: «Le Sénégal est un pays médian qui, bien que frappé très tôt, arrive à tirer son épingle du jeu. D’autres, plus fragiles, ne s’en sortaient déjà pas avant la pandémie, alors vous imaginez dans quel état ils peuvent être aujourd’hui! Je pense notamment à la République centrafricaine, au Soudan du Sud voire même au nord du Nigeria avec la présence de Boko Haram. Sans parler des pays d’Afrique de l’Est qui, bien que n’étant pas "fragiles" à proprement parler, ont été frappés de plein fouet par une invasion de criquets. Dans tous ces pays, je crains fort que l’on n’ait minimisé les pertes dues au coronavirus. D’autres fléaux, comme des inondations sans précédent au Congo ou en Centrafrique, ont pris le pas dans les priorités de leurs gouvernements respectifs.»
Sputnik France: Faut-il compter sur une immunisation des populations africaines qui rendrait, dans ce cas, caduque la deuxième vague venant d’Afrique?
Thierry Barbaut: «Comme en Europe, on finira par y arriver. Mais la question n’est pas là. Que fait-on en attendant pour sauver des vies et remettre en marche des économies dévastées par une accumulation de fléaux? D’où l’importance des initiatives locales qui sont les plus adaptées au contexte local. Et, aussi, que les gouvernants africains lâchent la bride aux communautés pour leur permettre d’agir sur le terrain. Mais ne nous leurrons pas: la crise sanitaire en Afrique ne se résoudra pas sans une aide pérenne. Pour qu’un certain nombre de pays et de régions –comme la Libye, le Soudan, la Centrafrique, le nord du Nigeria, le nord du Cameroun mais aussi le Liberia, la Sierra Leone voire l’Éthiopie– s’en sortent alors que leur niveau d’équipement médical est proche de zéro, il y a un long chemin à parcourir. Sans des bailleurs de fonds multilatéraux et bilatéraux disposés à les aider massivement, ils n’y parviendront pas.»
Sputnik France: Faudrait-il aussi mobiliser les grands groupes présents en Afrique?
Thierry Barbaut: Oui, quelques initiatives privées ont commencé à voir le jour. Orange a mis à disposition des abonnements moins chers pour permettre aux populations de rester en contact. Ou bien, dans le cas de Bolloré, il y a eu un effort sur la logistique, le fret portuaire ou encore l’acheminement des masques, du gel et d’autres matériels médicaux de première nécessité pour aider ces États à lutter contre la pandémie. À l’intérieur de pays comme la Guinée, où le réseau routier est le plus mauvais d’Afrique, il faut pouvoir acheminer ces matériels vers les populations. Ce qui ne va pas être une mince affaire.
Plus de 900 millions de téléphones mobiles sont actifs en Afrique, ils représentent un lien direct entre les GAFA et les usagers. C’est donc aux GAFA, maintenant, d’aider ceux qu’ils ont séduits en leur rendant les services plus accessibles, voire gratuits. Avec du crédit téléphonique moins cher en cette période de crise, des centaines de milliers d’Africains pourraient ainsi voir leur quotidien amélioré rapidement et simplement.»
Sputnik France: Vous êtes très critique à l’égard des GAFA, pourquoi?
Thierry Barbaut: Malgré des investissements colossaux de l’ordre de 20 à 30 milliards de dollars en matière d’intelligence artificielle, les GAFA se sont révélés inefficaces jusqu’ici. On s’attendait à autre chose de leur part que quelques cartes et des recommandations basiques. Facebook s’est vanté d’avoir mis en place un service d’accompagnement aux PME/PMI pour lever des financements. En fait, la compagnie propose de payer moins cher des services qui existaient déjà. Google a investi des milliards sur la réalité augmentée, mais n’offre rien de plus pour l’instant qu’au temps d’Ebola dans le traçage de la pandémie. Pour l’Afrique c’est dramatique. Quant à WhatsApp, des dispositions ont été prises pour que l’on ne puisse pas retransmettre des fake news sur le Covid-19, avec une portée très limitée.