Après une longue journée de garde, Éric, infirmier en service de réanimation à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil, dans le département du Val-de-Marne, le plus touché d’Île-de-France, partage avec Sputnik sa vision de la situation. Le 28 avril, Édouard Philippe a dévoilé à l’Assemblée nationale son plan de déconfinement progressif, articulé autour du triptyque: «protéger, tester, isoler» et a rendu hommage au personnel soignant qui «a tenu bon» face au Covid-19.
«On a le résultat d’un confinement drastique, “dictatorial”, mais nécessaire, précise Éric. Ça devient pour nous presque valorisant: on commence même à sortir des patients de réanimation.»
Pourtant, face aux annonces du Premier ministre, l’infirmier n’est pas dupe: «Dans le déconfinement, il y a un axe sanitaire et un axe politique», glisse-t-il.
«Pour la politique, il faut y aller, parce que l’on ne peut pas rester confiné ad vitam æternam, l’économie du pays risque d’être mise à mal. Mais si on se place sur l’aspect sanitaire, c’est trop tôt», affirme Éric.
Annonce du déconfinement à partir du 11 mai
Et si «on a réussi à faire face», explique l’infirmier, c’est parce que le personnel –et Éric n’omet pas d’énumérer tous les corps de métier qui constituent le personnel d’un hôpital: médecins, infirmiers, aides-soignants, cuisiniers, éboueurs…– a réussi à se démultiplier et à fournir une énergie considérable au service des patients.
«On est au bout d’un processus où les énergies ont usé les corps, les esprits, les cerveaux. Si l’on n’est pas vigilant sur ce déconfinement du 11 mai, on va vers une catastrophe sanitaire, parce que les personnels eux-mêmes sont à flux tendu et hyper-fatigués», prévient l’infirmier en réanimation.
«Les gens ne mesuraient pas le danger, ils se disaient “c’est une maladie X dont on meurt, il en a un tas de maladies comme ça”. Sauf que nous, on a vu des choses inracontables. La dernière fois que j’ai vécu quelque chose d’aussi anxiogène, en ayant peur de ramener ça chez moi, c’était lors de la vague VIH en 1990. Dès le départ, j’ai eu ce parallèle, puisqu’on vient bosser avec la trouille au ventre», raconte Éric.
Mais, en dehors des applaudissements à 20h, «qui font plaisir», l’infirmier considère que l’État, avec «les 1.500 euros qu’il offre», ne fait pas assez d’efforts pour compenser la mise en danger des soignants.
«C’est un déconfinement politique»
«Si on prend au mot Macron, qui déclare que l’“on est en guerre” et que l’on compare avec les militaires, on voit que leur solde en mission et en territoire hostile est multipliée par deux, ou même par trois», souligne Éric.
«Mon salaire reste le même et je suis en terrain beaucoup plus hostile que dans le désert du Tchad. Les militaires prennent des balles réelles, mais le Covid-19, c’est le tir de sniper», martèle l’infirmier.
«Mais j’en veux aussi aux gouvernements précédents, parce que depuis une dizaine d’années, on est en train de tuer l’hôpital public, qui a son importance au sein de la République», ajoute Éric.
Et il énumère les failles dans les décisions politiques à court terme, qui si elles avaient été évitées, auraient pu soulager le travail des soignants et rendre les soins plus efficaces. Notamment, «l’ISF n’a pas été remis en cause»: pour lui, c’est de l’argent que l’on pourrait «réinjecter rapidement pour acheter de vrais respirateurs». C’est un point dont plusieurs interlocuteurs ont déjà fait part à Sputnik: certains lits sont équipés des respirateurs transportables, que «les personnels qui les utilisent ne considèrent pas adaptés à des taches fines et précises de ventilation des malades au Covid-19».
Les masques, toujours au centre d'attention
«On se demandait comment ça se fait que nous soyons rationnés en masques FFP2, tandis qu’on les voit également au coin de la rue. D’où sortent ces masques? Et puis, on a compris: le gouvernement n’a pas racheté de masques correctement et n’a pas renforcé les moyens matériels pour protéger les personnels», souligne Éric.
Face à la stratégie de déconfinement d’Édouard Philippe sur «trois axes: protéger, tester, isoler», notre interlocuteur rappelle que l’hôpital public existe aussi sur «trois axes: l’enseignement, la recherche et les soins».
«Tout le monde vous le dira: les crédits de recherche ont été réduits à néant. Dans cette course qui s’amorce, on est derrière les pays qui se sont donné les moyens pour la recherche», note Éric.
Il appelle à «déconfiner très progressivement, à gagner du temps et à donner les moyens à la recherche pour trouver le vaccin». Mais avant le vaccin, une autre question sensible reste à résoudre: Édouard Philippe promet d’effectuer 700.000 tests par semaine à partir du 11 mai prochain.
Comment assurer 700.000 tests par semaine?
«On a peut-être des boîtes qui peuvent produire autant de tests. Et j’espère que ce seront des productions françaises, puisque c’est l’occasion de tirer un trait sur la dépendance et la délocalisation à outrance, qui ont démontré leurs limites et ont majoré la pandémie», souligne l’infirmier.
En espérant que la qualité des tests sera satisfaisante, «contrairement aux premiers, qui donnaient 40% de faux positifs», Éric pose également la question sur les prélèvements et le traitement des échantillons.
«Imaginons que l’on ouvre les drives avec les équipes, mais qui va analyser ces prélèvements en laboratoire? Il faut du monde derrière et je vous rappelle qu’au niveau des hôpitaux, on est ric-rac pour le personnel», note le soignant.
La vraie question qui inquiète au sein de l’hôpital est de savoir si le personnel soignant pourra supporter la deuxième vague de pandémie, le cas échéant.
La pression psychologique guette les soignants
«Édouard Philippe dit “l’hôpital a tenu”, mais j’ai peur de la seconde vague que prédisent les épidémiologistes. Le côté “joli” des pandémies est que les vagues successives immunisent tout le monde, le côté “moins joli” est que d’une vague à une autre, on a un certain nombre de morts à chaque fois», ajoute amèrement Éric.
Être professionnel ne veut pas dire être insensible, et même pour un infirmier expérimenté, le début de la pandémie a été «très, très dur et psychologiquement infernal», quand «on faisait une toilette à un patient et que trois heures après, vous reveniez faire à ce patient une toilette mortuaire». Faute de pouvoir «faire un accompagnement de fin de vie», de rester «seul avec le patient, parce que les visiteurs n’avaient pas droit de rentrer, on prenait cette charge émotionnelle». De fait, les personnels soignants ont étés «mis à plat» et «rongés de l’intérieur» par le Covid-19.
«C’était un passage vraiment hyper délicat et hyper difficile, rappelle l’infirmier en réanimation. Là, on commence à lorgner le bout de tunnel. En suspens, il y a ce fameux 11 mai. Ce déconfinement est très particulier, il faudrait qu’on y travaille, mais pas comme avant», conclut Éric.