Au Maroc, l’urgence sanitaire face au Covid-19 se décline sur plusieurs fronts. Les hôpitaux et les équipements médicaux constituent un champ de bataille à part. Il y a également les espaces publics avec l’enjeu, essentiel, du respect du confinement. Et puis il y a la paix publique, qu’il convient de protéger contre «chaque fausse nouvelle».
Le 19 mars dernier, le Conseil du gouvernement a adopté discrètement le projet de loi 22.20. En attendant la navette parlementaire, le texte intervient, selon la présentation faite par le gouvernement, «dans le cadre des mesures légales et institutionnelles initiées par le royaume visant à lutter contre les nouvelles tendances de crimes électroniques et renforçant les mécanismes de défense, sans pour autant porter atteinte à la liberté de communication numérique, forme de liberté d'expression garantie par la Constitution», expliquait le porte-parole du gouvernement dans un communiqué.
Une loi dont personne n'a jamais entendu parler avant, et approuvée dans un contexte de panique générale. Ce n'est généralement pas bon signe 😞 https://t.co/Zrznk08tqy
— Omar H. 🇲🇦 (@Omar_H_) March 19, 2020
Bien que la déclaration se soit gardée de pointer un doigt accusateur sur les journalistes, ceux-ci se sentent naturellement concernés.
«Il n’y a pas eu d’annonce programmée de cette nouvelle loi "anti-fake news" mais des menaces ici ou là», explique à Sputnik Mohammed Ezzouak, patron du site d’information Yabiladi, faisant allusion à la campagne de boycott de trois marques commerciales en 2018.
Les réseaux sociaux marocains avaient alors été, pendant plusieurs mois, le théâtre d’une agitation sans précédent. Jetées en pâture au lynchage de la foule numérique, trois entreprises (Danone, Afriquia –leader sur le secteur des hydrocarbures– et les Eaux d’Oulmès) avaient été massivement boycottées par les Marocains pour des motivations qui demeurent, aujourd’hui encore, controversées.
Pour le gouvernement, la plupart des accusations portées à l’encontre de ces marques qui monopolisaient le marché étaient fausses. Face à ce constat, la menace d’une loi pénalisant les fausses assertions avait été fréquemment brandie.
Jusque-là, seuls «les journalistes et les entreprises médias pouvaient être poursuivis, selon l’article 72 du Code de la presse concernant la publication de fausses informations», précise Mohammed Ezzouak. La nouveauté apportée par le projet de loi semble consister dans l’élargissement du périmètre aux non-professionnels des médias pour toucher blogueurs, youtubers et même simples internautes.
«C’est l’essor des réseaux sociaux –qui charrient avec eux une multitude d’auteurs manipulateurs d’informations– qui oblige les États du monde entier à étendre ce qui était au départ destiné aux journalistes», analyse le patron du site Yabiladi.
En attendant, la crise sanitaire s’aggrave au point d’enregistrer, le 2 avril, 676 cas déclarés de malades du Covid-19. Les réseaux sociaux sont littéralement pris d’assaut par des millions de Marocains confinés chez eux et les informations alarmistes, les allégations thérapeutiques, les fausses déclarations imputées à des responsables se propagent d’autant plus.
«Comment peut-on appliquer ces mesures alors que la loi n’a toujours pas été publiée au Bulletin officiel?» s’interroge Aziz Ghali, président de l’Association marocaine des droits de l’Homme (AMDH), joint par Sputnik.
De fait, quasiment toutes les personnes actuellement poursuivies pour publication de fausses informations sont directement mises en garde à vue, dans l’attente de leur procès. La base légale risque de poser problème dans la mesure où il s’agit, pour la plupart, de simples internautes ne tombant pas, a priori, sous le coup de l’article 72 du Code de la presse. Quand bien même ce serait le cas, une hypothèse vraisemblable vu les termes généraux utilisés par ledit article, celui-ci ne prévoit point de peine privative de liberté, mais uniquement une amende pouvant aller jusqu’à 200.000 dirhams (près de 18.000 euros).
56 personnes accusées
Pour le juriste marocain Omar Bendjelloun, docteur en droit et avocat à la Cour, s’il est inconcevable que ces personnes soient poursuivies sur la base d’une loi inexistante, beaucoup de dispositions législatives préexistantes (sur la diffamation, le trouble à l’ordre public, etc.) peuvent éventuellement fonder les chefs d’inculpation des internautes arrêtés. L’opportunité des poursuites dépendra, par la suite, du pouvoir d’appréciation du Parquet.
«La lutte contre les "fake news" est le continuum d'un arsenal législatif déjà mis en place, si nous analysons le Code pénal et ses réformes récentes ou les lois sur la cybercriminalité et la protection des données à caractère personnel depuis la ratification de la Convention de Budapest. Le redéploiement des espaces de communication au sein d'Internet a dû mettre à jour le droit de l'édition et de la publication, rendant légales les poursuites à condition que les allégations des prévenus s'avèrent mensongères, comme le prévoit la jurisprudence pénale et constitutionnelle», explique par ailleurs Omar Bendjelloun.
Le 19 mars dernier, une youtubeuse populaire âgée de 48 ans et appelée Mi Naima avait d’ailleurs immédiatement été mise en garde à vue par la police de Fès. Son tort? Avoir nié l'existence du coronavirus et proposé de ne pas suivre les précautions sanitaires nécessaires pour endiguer la pandémie.
#Covid_19
— DGSN MAROC (@DGSN_MAROC) March 19, 2020
إيداع صاحبة قناة على موقع يوتيوب، تدعى "مي نعيمة" رهن تديير الحراسة النظرية، للاشتباه في تورطها في نشر محتوى رقمي زائف حول #وباء_كورونا_المستجد pic.twitter.com/s4Z5vjz6Q5
«La propriétaire de la chaîne YouTube appelée "Mi Naima" a été mise en garde à vue, soupçonnée d'être impliquée dans la publication de fausses informations sur les réseaux sociaux.» Dans le communiqué, les propos imputés à la youtubeuse portaient atteinte à «la sécurité sanitaire des citoyens» et à «l’ordre public».
À qui la faute?
Sans se prononcer expressément sur ces différentes affaires, Omar Bendjelloun considère qu’il y a un état d'urgence sanitaire grave où la rumeur n’a pas sa place.
«Il ne s'agit pas de la défense d'un individu calomnié, mais de la protection de la conscience collective contre des facteurs de déstabilisation qui peuvent compromettre l'organisation sociale nécessaire à la résorption de la pandémie. L'État de droit se doit de mettre en place l'élément légal nécessaire à son action», estime-t-il.
Pour Mohammed Ezzouak, il est normal que la police prenne en main le dossier. «Cette place de premier plan prise par la police vient remplir un vide laissé par les médias marocains. Contrairement à d’autres pays, la presse au Maroc n’a que très peu investi dans les cellules de fact-checking ou désintox», fait-il savoir. Pis, parfois les médias «jouent même contre leur camp en étant les premiers auteurs relais de fausses informations soit par erreur, soit parfois même de manière intentionnelle».
«Si la presse ne fait pas le job et qu’elle n’est que peu lue quand elle le fait, il ne reste que l’alternative sécuritaire. C’est pourquoi la DGSN a constitué la plus importante cellule de fact-checking du pays», poursuit le patron de Yabiladi.
Depuis le début de la crise, de nombreux journalistes ont d’ailleurs critiqué la communication du gouvernement du fait des informations distillées au compte-gouttes par le ministère de la Santé durant un point de presse de quelques minutes, tenu quotidiennement à 18 heures.
«Dans cette crise, il y a une responsabilité politique. C’est le ministre qui doit parler aux citoyens. C’est normal qu’après, les gens aillent inventer des informations sur Internet si on ne leur donne pas les données qu’il faut», regrette Aziz Ghali.
Le patron de l’AMDH craint aussi d’éventuelles instrumentalisations politiques «comme par exemple avec le journaliste Ali Anouzla, qui avait été arrêté pour avoir publié une information d’un journal allemand», rappelle Aziz Ghali. Il fait allusion à l’affaire Anouzla datant de 2013, où plusieurs ONG et associations avaient pointé du doigt le caractère politique de l’arrestation et la poursuite en justice d’un journaliste considéré comme critique à l’endroit du pouvoir.