«Quand la Russie, l’Iran et Assad vont constater qu’ils ne pourront pas progresser davantage sans entrer en conflit avec nous ou avec la Turquie, ils réaliseront qu’il est temps de revenir à la table de négociations à Genève pour résoudre ce conflit par les moyens diplomatiques.»
James Jeffrey, représentant spécial des États-Unis pour la Syrie, s’est montré ferme le 13 février. Dans des déclarations diffusées par le compte Twitter de l’ambassade des États-Unis à Ankara, le diplomate a affirmé que le gouvernement syrien, ses alliés russes et iraniens, ne seront pas en mesure d’«enregistrer de victoire militaire» en Syrie. Il en a profité pour souligner que les États-Unis étaient en «en total accord avec la Turquie» concernant sa présence en Syrie «pour défendre ses intérêts vitaux face à l’afflux de réfugiés et pour lutter contre le terrorisme». La veille il s’était entretenu avec plusieurs responsables turcs à Akara.
Le Porte-parole de la Présidence Ibrahim Kalın a rencontré le Représentant spécial des Etats-Unis pour la Syrie James Jeffrey. https://t.co/l8JHwD8t2e pic.twitter.com/xOsa7LyyvQ
— Présidence Turquie (@tcbestepe_fr) February 12, 2020
La situation est plus que tendue en Syrie et ces derniers jours ont été le théâtre d’une nouvelle escalade diplomatique entre Ankara et Moscou au sujet de la situation à Idlib, une province du nord-ouest de la Syrie tenue par des groupes djihadistes et accessoirement rebelles. Les combats y font rage depuis que l’armée arabe syrienne du Président Assad tente d’en reprendre le contrôle.
Ankara et Moscou sont à l’origine d’un processus qui vise à mettre fin aux hostilités dans la région. Mais jusqu’à aujourd’hui, toutes les tentatives se sont révélées infructueuses. Il faut dire que la Russie soutient le gouvernement syrien tandis que la Turquie appuie les groupes opposés à Damas. Le Président turc Recep Tayyip Erdogan est allé jusqu’à accuser Moscou de participer au «massacre» de civils aux côtés des forces d’Assad à Idlib. Du côté de Moscou, Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin, a répondu en accusant Ankara de ne rien faire pour «neutraliser les terroristes à Idlib». Le 13 février, le ministre turc de la Défense Hulusi Akar, cité par l’agence de presse étatique Anadolu, a prévenu:
«La force sera utilisée à Idlib contre ceux qui ne respectent pas le cessez-le-feu, y compris les radicaux», avant d’ajouter: «Nous allons envoyer des unités supplémentaires pour rétablir le cessez-le-feu et nous assurer qu’il va perdurer.»
Le même jour, le général Yasar Guler, chef d’état-major des forces armées turques, s’est entretenu avec son homologue russe, le général Valeri Guerassimov. De quoi apaiser les tensions? Bassam Tahhan, politologue franco-syrien, spécialiste de la région et ancien maître de conférences d’arabe à l’École polytechnique, livre son analyse à Sputnik France.
Sputnik France: à quoi joue la Turquie actuellement en Syrie?
Bassam Tahhan: «La Turquie veut consolider ses positions. Il faut rappeler que 2020 marque le centième anniversaire du traité de Sèvres, qui prévoyait notamment la création de l’Arménie occidentale en tant qu’État, de même qu’un territoire pour les Kurdes. Cela remet au premier plan les tracés des frontières dans la région, qui sont une source de conflit depuis un siècle. C’est dans ce contexte que la Turquie et son sultan Erdogan ont des velléités expansionnistes. Le Président turc s’est dit qu’il était à quelques kilomètres d’Alep, une ville qui a toujours été chantée à la cour des sultans ottomans, de même qu’une grande cité. Il l’a donc pillée et a fait remonter ses usines de l’autre côté de la frontière. Les actions de la Turquie dans la région visent notamment à montrer qu’Erdogan joue dans la cour des grands et qu’il est prêt à se mesurer à la Russie ou à l’Iran. Mais je crois qu’il n’a pas l’étoffe d’un grand chef d’État. Non seulement au niveau politique, avec de récentes défaites électorales importantes, mais également au niveau économique. La Turquie va très mal. De plus, après investigation et vérification de documents, la Syrie vient de reconnaître et de condamner le génocide arménien. Tout ceci ajouté aux disputes de frontières que l’anniversaire du traité de Sèvres rappelle, sans parler des situations des Kurdes et des Alévis, la Turquie est dans une mauvaise passe historique.»
Sputnik France: Vous mettez également en avant la dimension religieuse dans l’affrontement entre Ankara et Damas…
Bassam Tahhan: «Clairement. Erdogan est proche des Frères musulmans* alors qu’Assad est alaouite. Or toute l’histoire ottomane montre qu’ils ont persécuté les alaouites.»
Sputnik France: Comprenez-vous la position des États-Unis, qui viennent d’apporter un soutien clair à Ankara?
Bassam Tahhan: «Il est évident que les États-Unis ont vu d’un très mauvais œil les rapprochements successifs opérés par Moscou et Ankara, notamment via la vente de systèmes de missiles S-400 à la Turquie ou la mise en place du nouveau gazoduc Turkstream. Ils se sont dit qu’ils étaient en train de perdre l’une des grandes armées terrestres de l’Otan. Je pense que les États-Unis font erreur en voulant à tout prix garder la Turquie dans le giron otanesque, car il ne s’agit plus d’un pays laïc, mais d’une nation islamiste. L’Otan n’a pas intérêt à garder un tel pays, accusé de soutenir les djihadistes à Idlib. Washington a également des intérêts en Turquie, comme des bases militaires, et ils ont peur que le Parlement turc vote leur départ. Les États-Unis volent donc au secours de la Turquie. Mais est-ce que cela va faire une différence? On sait que Bolton avait pour projet de se servir de la Syrie comme levier d’action contre la Russie. Mais cette stratégie n’est plus d’actualité. Je pense que le soutien américain est plus verbal qu’autre chose.»
Sputnik France: Sur qui la Turquie peut-elle s’appuyer aujourd’hui?
Bassam Tahhan: «Elle est très isolée. Elle est coupée de l’Europe, contestée par Israël et les monarchies du Golfe. Elle est en guerre avec la Syrie, qui est soutenue par la Russie et l’Iran. Erdogan est très seul. Mais les États-Unis ne souhaitent pas voir l’État turc s’effondrer.»
Sputnik France: Alors que Bachar el-Assad et ses alliés ont réussi à reprendre une grande partie du territoire syrien, James Jeffrey, représentant spécial des États-Unis pour la Syrie, assure qu’ils «ne pourront pas enregistrer de victoire militaire» en Syrie. Qu’en pensez-vous?
Bassam Tahhan: «Victoire militaire où? À l’Est de l’Euphrate, où se trouvent les Américains et les Français? Ou une victoire à Idlib, où sont présents les djihadistes et les Turcs? Concernant Idlib, les forces d’Assad et leurs alliés ont déjà bien avancé. Ils vont bientôt faire le siège de la ville et créer des couloirs humanitaires, même si leurs adversaires ne laisseront pas les civils fuir. De plus, je pense qu’Erdogan a mal joué son coup en envoyant des véhicules de transports de troupes sur place. L’armée syrienne n’hésitera pas à bombarder l’armée turque s’il le faut. La différence est qu’Assad est chez lui, au contraire de la Turquie. De quel droit Erdogan s’octroie-t-il le droit de pénétrer sur un territoire qui n’est pas le sien? De plus en plus, les partisans d’une grande Syrie sont susceptibles d’infliger à la Turquie une défaite comme elle n’en a jamais connu.»