Le 1er janvier 1960, le Cameroun a été le premier des dix-sept pays africains à obtenir son indépendance, et la première des quatorze colonies françaises à ouvrir le bal de la décolonisation. Ce fut Ahmadou Ahidjo, le Premier ministre, qui avait annoncé officiellement la fin de la tutelle française sur son pays. Longtemps montré en exemple pour sa stabilité dans une Afrique en proie aux conflits politiques, le pays navigue aujourd'hui en eaux troubles. Outre les exactions de Boko Haram dans sa partie septentrionale, le pays est déchiré par une violente crise séparatiste dans ses régions anglophones. Une crise qui, selon Emmanuel Tchumtchoua, historien, auteur du livre Douala et le Cameroun dans la Grande Guerre Histoire,mémoire et héritage, publié aux éditions Clé, et enseignant à l’université de Douala, tire ses origines du passé colonial lointain.
60 ans après son indépendance, le pays est donc dans la tourmente. Le professeur Emmanuel Tchumtchoua revisite pour Sputnik quelques grandes dates de ce passé colonial tumultueux et jette un regard sur la crise actuelle.
Sputnik: 1960-2020, le Cameroun fête le soixantième anniversaire de son indépendance. Que peut-on retenir de ces soixante dernières années?
Emmanuel Tchumtchoua: «Beaucoup de choses se sont passées, notamment sur le plan politique. La réunification du Cameroun oriental et du Cameroun occidental, le référendum de l’État unitaire, la création de l’UNC (Union nationale camerounaise, parti fondé par Ahmadou Ahidjo en 1966), la démission en 1982 du président Ahmadou Ahidjo (premier président du Cameroun indépendant), le retour au multipartisme (1990), le coup d’État manqué d’avril 1984, mais aussi la création des entreprises nationales à l’instar de la Cameroun Airlines, la crise économique, la dévaluation du FCFA... On a assisté à deux ères politiques avec des paradigmes différents: l’ère Ahmadou Ahidjo –caractérisée par une certaine dictature dans une relative prospérité– et l’ère Paul Biya –beaucoup moins liberticide certes, mais plongée dans une inertie qui a mis à mal la stabilité du pays. C’est un bilan mi-figue mi-raisin qu’il convient de dresser.»
Sputnik: Beaucoup d’observateurs considèrent l’indépendance du Cameroun comme une indépendance de façade, estimant que les colons tirent toujours les ficelles dans l’ombre. Qu’en pensez-vous?
Sputnik: 60 ans après, la relation entre la France et ses anciennes colonies est encore et toujours sous le feu des critiques. Quelle peut être la part de responsabilité de la métropole dans la situation de crise que traverse le pays actuellement?
Emmanuel Tchumtchoua: «Pour répondre à cette question, il faut interroger l’histoire. Comme je l’ai déjà mentionné, le projet de la réunification est un projet politique de l’UPC. C’est le premier parti à poser la problématique de la réunification des deux Cameroun. Je vous rappelle quelques dates. En 1951, il s’est tenu une réunion à Kumba entre l’UPC et les responsables politiques du Southern Cameroun. Cette réunion a abouti à la création à Bamenda d’un conseil pour la réunification du Cameroun entre John Ngu Foncha [Premier ministre du Cameroun britannique du 1ᵉʳ février 1959 au 1ᵉʳ octobre 1961, Ndlr] et Felix Moumié. En 1952, l’UPC a fait de la réunification et de l’indépendance ses deux chevaux de bataille et a posé le problème à l’ONU. En 1955, lorsqu’on a découvert le pétrole à Douala, la France a demandé d’interdire l’UPC. Par conséquent, ceux qui ont poursuivi le combat de la réunification, ce sont les anglophones, de 1955 à 1960, notamment John Ngu Foncha qui était dans l’opposition et qui est devenu premier ministre de l’État fédéré du Cameroun occidental après les élections de 1959.
Sputnik: Mais les dirigeants camerounais sont-ils libres?
Emmanuel Tchumtchoua: «La liberté se conquiert. Personne n’est en prison. Selon les mémoires de Jacques Foccart, qui est un artisan de la Françafrique, les dirigeants des ex-colonies françaises ont toujours eu une certaine marge de manœuvre. De temps en temps par exemple, le premier Président camerounais Ahmadou Ahidjo résistait. Pour dire que dans cette quête de liberté ambiguë, on a toujours un certain pouvoir de décision.»
Sputnik: Le Cameroun célèbre les 60 ans de son indépendance dans un contexte de crise, notamment avec les séparatistes qui secouent la zone anglophone. Comment en est-on arrivé là?
Emmanuel Tchumtchoua: «Comme je le disais plus haut, c’est la conséquence de la duperie politique. En réalité, ce sont les anglophones qui ont fait l’histoire de l’indépendance. Et c’est eux qui sont mal à l’aise aujourd’hui à cause de la dictature centraliste créée par le système francophone. Ce sont deux cultures politiques qui s’opposent: une culture dictatoriale française et une culture anglaise plus libre. Ces deux paradigmes antipodiques font que les anglophones et les francophones ont du mal à être sur la même longueur d’onde.»
Emmanuel Tchumtchoua: «Depuis quelque temps, plus rien ne va et plusieurs raisons peuvent expliquer cet état de choses. Pendant longtemps, par des prébendes, on arrivait à soudoyer une élite qui allait soudoyer à son tour les ressortissants de sa localité d’origine pour leur ôter toute velléité de contestation. Maintenant, des groupes intermédiaires revendiquent leur portion congrue. Il faut également tenir compte de la répercussion géostratégique des conflits sur le Cameroun. En outre, l’État ne s’investit plus suffisamment dans le bien-être social des citoyens à cause des crises. Pour tout vous dire, le long gouvernement de Paul Biya (au pouvoir depuis 1982) atrophie le développement. L’histoire démontre que les longs règnes débouchent très souvent sur la guerre. Le règne de Mubutu, resté 31 ans à la tête du Zaïre, en est une autre illustration. C’est cette combinaison de facteurs qui a entraîné la déflagration que nous connaissons.»
Sputnik: Comment entrevoyez-vous l’avenir du Cameroun au regard de ce contexte?
Emmanuel Tchumtchoua: «Il faut savoir répondre aux enjeux politiques à temps. Dans notre folie centraliste où tout se décide à Yaoundé, on va droit dans le mur. Notre seule chance de survie consiste à commencer à négocier même en secret avec les anglophones en mettant sur pied des bases qui arrangent tout le monde: un système électoral transparent par exemple. Quand John Fru Ndi [opposant camerounais originaire de la partie anglophone, Ndlr] a gagné les élections en 1992, on a dit qu’un anglophone ne pouvait pas diriger le Cameroun. C’était la pire des erreurs. Par ce refus, on a ouvert la porte au démon et nous savons tous où cela nous a menés.»