60 ans d’indépendance du Cameroun, «le passé colonial à l’origine des crises actuelles»?

© AFP 2024 REINNIER KAZELes troupes camerounaises défilent pour le 50e anniversaire de l’indépendance à Douala.
Les troupes camerounaises défilent pour le 50e anniversaire de l’indépendance à Douala. - Sputnik Afrique
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Après 60 années d'indépendance, le Cameroun traverse l'une des périodes les plus difficiles de son histoire avec la crise séparatiste qui déchire ses régions anglophones. Un conflit dont les origines remontent à la période coloniale. Emmanuel Tchumtchoua revient pour Sputnik sur ce tumultueux passé et sur les responsabilités des dirigeants locaux.

Le 1er janvier 1960, le Cameroun a été le premier des dix-sept pays africains à obtenir son indépendance, et la première des quatorze colonies françaises à ouvrir le bal de la décolonisation. Ce fut Ahmadou Ahidjo, le Premier ministre, qui avait annoncé officiellement la fin de la tutelle française sur son pays. Longtemps montré en exemple pour sa stabilité dans une Afrique en proie aux conflits politiques, le pays navigue aujourd'hui en eaux troubles. Outre les exactions de Boko Haram dans sa partie septentrionale, le pays est déchiré par une violente crise séparatiste dans ses régions anglophones. Une crise qui, selon Emmanuel Tchumtchoua, historien, auteur du livre Douala et le Cameroun dans la Grande Guerre Histoire,mémoire et héritage, publié aux éditions Clé, et enseignant à l’université de Douala, tire ses origines du passé colonial lointain.

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En effet, pour mieux comprendre ce conflit séparatiste, il faut remonter le fil de l’histoire. La crise qui agite actuellement le Cameroun tire son origine du passé politique mouvementé de ce pays d’Afrique centrale, colonie allemande entre la fin du XIXe siècle et la Première Guerre mondiale. À la défaite de l’Allemagne en 1918, la Société des Nations (SDN, ancêtre de l’ONU) a confié les quatre cinquièmes de l’actuel Cameroun à la tutelle de la France et le reste à la Grande-Bretagne pour sa partie occidentale bordant le Nigeria. Lors de l’indépendance du pays en 1960, une partie du Cameroun sous tutelle britannique (le nord, majoritairement musulman) s’est prononcée pour son rattachement au Nigeria. L’autre partie, Southern Cameroons, qui représente les deux régions anglophones en crise aujourd’hui, a opté pour l’indépendance et le rattachement à l’ex-Cameroun francophone. Les deux entités ont formé une République fédérale à partir du 1er octobre 1961. En 1972, un référendum a mis fin au fédéralisme. Les deux États fédérés se sont fondus pour n’en faire qu’un. Aujourd’hui, les séparatistes anglophones veulent marquer la rupture avec la partie francophone en remettant en cause les clauses du rattachement de 1961.

60 ans après son indépendance, le pays est donc dans la tourmente. Le professeur Emmanuel Tchumtchoua revisite pour Sputnik quelques grandes dates de ce passé colonial tumultueux et jette un regard sur la crise actuelle.

© Photo Emmanuel TchumtchouaEmmanuel Tchumtchoua, historien camerounais.
60 ans d’indépendance du Cameroun, «le passé colonial à l’origine des crises actuelles»? - Sputnik Afrique
Emmanuel Tchumtchoua, historien camerounais.

Sputnik: 1960-2020, le Cameroun fête le soixantième anniversaire de son indépendance. Que peut-on retenir de ces soixante dernières années?

Emmanuel Tchumtchoua: «Beaucoup de choses se sont passées, notamment sur le plan politique. La réunification du Cameroun oriental et du Cameroun occidental, le référendum de l’État unitaire, la création de l’UNC (Union nationale camerounaise, parti fondé par Ahmadou Ahidjo en 1966), la démission en 1982 du président Ahmadou Ahidjo (premier président du Cameroun indépendant), le retour au multipartisme (1990), le coup d’État manqué d’avril 1984, mais aussi la création des entreprises nationales à l’instar de la Cameroun Airlines, la crise économique, la dévaluation du FCFA... On a assisté à deux ères politiques avec des paradigmes différents: l’ère Ahmadou Ahidjo –caractérisée par une certaine dictature dans une relative prospérité– et l’ère Paul Biya –beaucoup moins liberticide certes, mais plongée dans une inertie qui a mis à mal la stabilité du pays. C’est un bilan mi-figue mi-raisin qu’il convient de dresser.»

Sputnik: Beaucoup d’observateurs considèrent l’indépendance du Cameroun comme une indépendance de façade, estimant que les colons tirent toujours les ficelles dans l’ombre. Qu’en pensez-vous?

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Emmanuel Tchumtchoua: «Nous avons connu  une histoire très mouvementée après la Première Guerre mondiale avec l’arrivée des Français et des Anglais qui ont mis les Allemands, jusque-là unique autorité coloniale, en déroute. Notre trajectoire d’indépendance ressemble davantage à celle de l’Algérie qu’à celle des pays noirs d’Afrique. Nous avons pris des armes contre l’oppression coloniale. Mais ceux qui l’ont fait n’ont pas vraiment bénéficié des fruits de l’indépendance. Ce sont au contraire les adversaires de l’indépendance qui ont géré l’État et c’est d’ailleurs l’une des causes lointaines des crises que nous vivons aujourd’hui. Par exemple, en 1958, André Marie Mbida, Premier ministre du Cameroun semi-autonome, affirmait avec le soutien d’Ahmadou Ahidjo que le pays n’était pas encore prêt pour l’indépendance. Mais deux ans après, le Cameroun devenait indépendant avec pour Président ce même Ahmadou Ahidjo, pourtant fervent pourfendeur du projet de réunification des deux Cameroun puis d’indépendance porté par l’UPC [Union des populations du Cameroun, parti politique camerounais fondé le 10 avril 1948, pour obtenir l'indépendance et qui se lancera dans la lutte armée en 1953, Ndlr]. De plus, en 1952, lorsque Ruben Um Nyobe est allé aux Nations unies poser les conditions de la réunification puis de l’indépendance du Cameroun, les Français ont envoyé Douala Manga Bell et Charles Okala le contredire. Charles Okala est par ailleurs devenu sept ans après le ministre qui a négocié les conditions de la réunification. La France a fabriqué une élite au pouvoir qui correspondait à ses aspirations pour éviter de céder le pays aux vrais défenseurs de l’indépendance. La preuve en est qu’après l’indépendance, tous les anciens administrateurs coloniaux sont devenus conseillers techniques.»

Sputnik: 60 ans après, la relation entre la  France et ses anciennes colonies est encore et toujours sous le feu des critiques. Quelle peut être la part de responsabilité de la métropole dans la situation de crise que traverse le pays actuellement?

Emmanuel Tchumtchoua: «Pour répondre à cette question, il faut interroger l’histoire. Comme je l’ai déjà mentionné, le projet de la réunification est un projet politique de l’UPC. C’est le premier parti à poser la problématique de la réunification des deux Cameroun. Je vous rappelle quelques dates. En 1951, il s’est tenu une réunion à Kumba entre l’UPC et les responsables politiques du Southern Cameroun. Cette réunion a abouti à la création à Bamenda d’un conseil pour la réunification du Cameroun entre John Ngu Foncha [Premier ministre du Cameroun britannique du 1ᵉʳ février 1959 au 1ᵉʳ octobre 1961, Ndlr] et Felix Moumié. En 1952, l’UPC a fait de la réunification et de l’indépendance ses deux chevaux de bataille et a posé le problème à l’ONU. En 1955, lorsqu’on a découvert le pétrole à Douala, la France a demandé d’interdire l’UPC. Par conséquent, ceux qui ont poursuivi le combat de la réunification, ce sont les anglophones, de 1955 à 1960, notamment John Ngu Foncha qui était dans l’opposition et qui est devenu premier ministre de l’État fédéré du Cameroun occidental après les élections de 1959.

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Après les accords de Foumban en 1961, qui seront biaisés sur les conseils de la France, Ahmadou Ahidjo a tout fait pour déstructurer le Cameroun anglophone. Il a décidé par exemple qu’on ne peut plus être Premier ministre et vice-président fédéral en même temps, ce qui a entraîné la démission de John Ngu Foncha, remplacé par Augustine Ngom Jua en 1965. En 1972, lorsque l’on a découvert le pétrole à Limbé, les Français ont demandé à Ahmadou Ahidjo de fusionner les deux États pour qu’ils aient la possibilité de contrôler le pétrole. C’est ce renversement des institutions anglophones, motivé par les ambitions hégémoniques des francophones, qui a abouti à la crise qui mine notre pays actuellement.»

Sputnik: Mais les dirigeants camerounais sont-ils libres?

Emmanuel Tchumtchoua: «La liberté se conquiert. Personne n’est en prison. Selon les mémoires de Jacques Foccart, qui est un artisan de la Françafrique, les dirigeants des ex-colonies françaises ont toujours eu une certaine marge de manœuvre. De temps en temps par exemple, le premier Président camerounais Ahmadou Ahidjo résistait. Pour dire que dans cette quête de liberté ambiguë, on a toujours un certain pouvoir de décision.»

Sputnik: Le Cameroun célèbre les 60 ans de son indépendance dans un contexte de crise, notamment avec les séparatistes qui secouent la zone anglophone. Comment en est-on arrivé là?

Emmanuel Tchumtchoua: «Comme je le disais plus haut, c’est la conséquence de la duperie politique. En réalité, ce sont les anglophones qui ont fait l’histoire de l’indépendance. Et c’est eux qui sont mal à l’aise aujourd’hui à cause de la dictature centraliste créée par le système francophone. Ce sont deux cultures politiques qui s’opposent: une culture dictatoriale française et une culture anglaise plus libre. Ces deux paradigmes antipodiques font que les anglophones et les francophones ont du mal à être sur la même longueur d’onde.»

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Sputnik: Le Cameroun, longtemps montré en exemple pour sa stabilité dans une Afrique en proie aux confits politiques, navigue aujourd'hui en eaux troubles (crise séparatiste, guerre contre Boko Haram, tensions sociopolitiques). Quelle lecture faites-vous de ce revirement de situation?

Emmanuel Tchumtchoua: «Depuis quelque temps, plus rien ne va et plusieurs raisons peuvent expliquer cet état de choses. Pendant longtemps, par des prébendes, on arrivait à soudoyer une élite qui allait soudoyer à son tour les ressortissants de sa localité d’origine pour leur ôter toute velléité de contestation. Maintenant, des groupes intermédiaires revendiquent leur portion congrue. Il faut également tenir compte de la répercussion géostratégique des conflits sur le Cameroun. En outre, l’État ne s’investit plus suffisamment dans le bien-être social des citoyens à cause des crises. Pour tout vous dire, le long gouvernement de Paul Biya (au pouvoir depuis 1982) atrophie le développement. L’histoire démontre que les longs règnes débouchent très souvent sur la guerre. Le règne de Mubutu, resté 31 ans à la tête du Zaïre, en est une autre illustration. C’est cette combinaison de facteurs qui a entraîné la déflagration que nous connaissons.»

Sputnik: Comment entrevoyez-vous l’avenir du Cameroun au regard de ce contexte?

Emmanuel Tchumtchoua: «Il faut savoir répondre aux enjeux politiques à temps. Dans notre folie centraliste où tout se décide à Yaoundé, on va droit dans le mur. Notre seule chance de survie consiste à commencer à négocier même en secret avec les anglophones en mettant sur pied des bases qui arrangent tout le monde: un système électoral transparent par exemple. Quand John Fru Ndi [opposant camerounais originaire de la partie anglophone, Ndlr] a gagné les élections en 1992, on a dit qu’un anglophone ne pouvait pas diriger le Cameroun. C’était la pire des erreurs. Par ce refus, on a ouvert la porte au démon et nous savons tous où cela nous a menés.»

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