C’est bien connu, dans les relations de couples, il y a des hauts et des bas. Entre la France et l’Allemagne, en ce moment, on est un peu au creux de la vague. Il n’est pas ici question d’affirmer qu’on est à l’aube d’un énième conflit franco-allemand, mais davantage de constater les points de divergences récemment survenus entre les deux parties, dans le discours et dans les actes.
Le 23 novembre, le New York Times a révélé le contenu de conversations houleuses entre Emmanuel Macron et Angela Merkel. Suite à la critique du Président français qui a diagnostiqué une Otan en état de «mort cérébrale», la chancelière allemande s’est montrée particulièrement véhémente à l’égard de son homologue français:
«Je comprends votre désir de mener une politique déstabilisatrice. Mais je suis fatiguée de ramasser les morceaux. Encore et encore, je dois recoller les tasses que vous avez cassées pour que nous puissions ensuite nous asseoir et prendre une tasse de thé ensemble», rapporte le New York Times.
French officials are "in disbelief" and "dismay" over the appointment of five German heads to the new EU Commission - and not a single French representative: https://t.co/fIgYIXzkuh #Brexit
— Richard Wellings (@RichardWellings) November 27, 2019
Après un épisode fâcheux entre les deux nations concernant le Brexit au printemps 2019, c’est la deuxième fois en un an que les deux dirigeants affichent de sérieuses divergences sur des questions aussi stratégiques. Pour Ulrich Speck, analyste géopolitique allemand, cela s’explique par une architecture de sécurité en pleine métamorphose au niveau international:
«Les divergences entre la France et l’Allemagne ne sont pas nouvelles. Cela fait des décennies que les deux pays ont des positions contradictoires sur des questions géopolitiques. Par le passé, ces différences n’étaient pas importantes. D’un point de vue géopolitique, les deux pays ne devaient pas s’entendre entre eux, mais devaient simplement s’entendre avec Washington», explique l’analyste.
Désormais, avec une politique américaine tournée vers le Pacifique, les deux pays se retrouvent partiellement livrés à eux-mêmes sur les questions géopolitiques. Point central de leur divergence: la France, critique de l’Otan dans sa construction actuelle, souhaite construire une architecture de sécurité européenne qui pourrait notamment inclure la Russie. Une perspective que redoute grandement l’Allemagne, et d’autres pays d’Europe centrale, qui souhaite continuer à s’appuyer sur l’allié américain. Si l’on ajoute à cela le refus français d’ouvrir les négociations avec la Macédoine du Nord pour son intégration à l’Union européenne, à laquelle était favorable l’Allemagne, et les mésententes sur les programmes d’armements communs, la liste commence à être longue.
Assiste-t-on à une crise passagère dans le couple franco-allemand, aux prémices d’une lutte pour le leadership stratégique entre les deux puissances du cœur de l’Europe? Pour répondre à cette question, Sputnik France a interrogé Georges Estievnart, responsable des études européennes de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe.
Sputnik France: Quand on apprend dans le New York Times qu’Angela Merkel dit qu’elle est fatiguée de «ramasser les pots cassés» d’Emmanuel Macron, à quoi fait-elle allusion?
Georges Estievnart: «Ce sont les conséquences de certaines provocations du Président Macron ces derniers temps, notamment sur l’Otan. Ces pots cassés font surtout références aux réactions vives de certains états d’Europe centrale qui s’inquiètent des déclarations d’Emmanuel Macron. C’est toujours Angela Merkel qui doit faire office de zone tampon entre les propositions françaises très projetées dans l’avenir et les pays d’Europe centrale qui souhaitent maintenir le statu quo, mais aussi pour les questions de défense, maintenir autant que possible une base d’accord avec le Président Trump. Aussi, au niveau purement lexical, je pense que Merkel lui reproche surtout des mots trop durs sur l’Otan sans pour autant être en désaccord total avec l’analyse de fond.»
Sputnik France: Avec le désengagement progressif des Américains en Europe, est-ce qu’on assiste à une forme de lutte nouvelle entre Paris et Berlin pour le leadership stratégique européen?
Georges Estievnart: «Il est surtout question de différences fondamentales de stratégies à mener en matière de sécurité. La France, qui est une puissance nucléaire intermédiaire, est très projetée vers l’extérieur, notamment au Sahel. De son côté, l’Allemagne fonctionne encore sur le logiciel hérité de la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire: éviter d’intervenir à l’extérieur militairement, et avoir un minimum de troupes à l’intérieur. Cette situation crée tout de même un déséquilibre entre les deux pays qui n’ont pas la même vision stratégique.
De plus, ces différences s’expliquent par le fait que le Président Macron est arrivé au pouvoir récemment, et donc très ambitieux dans ses projets, alors que la Chancelière Merkel est en fin de course et souhaite simplement limiter la casse pour le temps qu’il lui reste. La question centrale est surtout celle de la couverture nucléaire européenne, et elle ne peut être assurée juste par la France. C’est pour ça qu’en Europe de l’Est et en Europe centrale on est très prudent là-dessus. On compte encore beaucoup sur la garantie nucléaire américaine. Par contre, il ne faut pas non plus surestimer la lutte qui a lieu en ce moment entre Paris et Berlin. On voit par exemple que dans la coalition d’Angela Merkel, des parlementaires souhaitent relancer les discussions franco-allemandes visant à rapprocher les deux pays sur certains sujets.»
Sputnik France: Divisé sur l’élargissement de l’Europe aux Balkans, divisé au printemps sur le report ou non du Brexit, divisé sur la relation que doit avoir l’UE avec la Russie… Ça fait tout de même beaucoup de points de rupture difficilement surmontables...
Georges Estievnart: «Absolument, ça fait beaucoup de problèmes à la fois, alors que chacun de ces problèmes est déjà très compliqué à régler en soit. Par exemple, la question du Brexit a aussi une incidence sur le problème de sécurité: quelle relation, en terme de sécurité, va-t-on entretenir avec la Grande-Bretagne alors que celle-ci est la deuxième puissance occidentale européenne disposant de l’arme nucléaire? Il faudra trouver des accords, et on ne sait pas du tout dans quels dispositions se trouvera la Grande-Bretagne après le mélodrame du Brexit dont on ne voit toujours pas la fin.»
Sputnik France: Si on reprend votre exemple, il faudra tout de même que quelqu’un assure le leadership dans ces discussions. N’ayant pas que des intérêts convergents, qui pourrait mener les discussions sur de tels dossiers entre Paris et Berlin? Du moins, qui ferait prévaloir ses intérêts dans de telles discussions?
Georges Estievnart: «La lutte pour le leadership européen est déjà là. Elle est surtout conditionnée par la différence de statut des deux pays. La France est par exemple très exigeante sur le redémarrage des discussions européennes d’un point de vue stratégique, ça fait d’Emmanuel Macron un chef de guerre en quelque sorte, mais la France a aussi ses faiblesses, notamment au niveau économique. L’Allemagne, de son côté, ne peut suivre un leadership européen qui ne serait pas le sien, surtout si au niveau économique les représentants de ce leadership ne respectent pas leurs engagements, comme les règles de Maastricht. Un leadership qu’il est d’autant plus difficile à conduire du fait des divisions sur le plan stratégique à l’intérieur de ces deux pays. Macron à plus de marge de manœuvre, mais à tout de même de nombreux freins en interne. Quant à Merkel, elle doit composer avec un gouvernement de coalition qui est très divisé sur ces questions stratégiques.»