Voilà ce que nous apprend Wikipédia sur les conséquences médicales de la mort cérébrale: «La mort cérébrale se singularise par le caractère irréversible de l’arrêt des activités électriques corticales (elle-même reflet de l’activité électrique des neurones)». Si l’on se fie à cette définition purement scientifique de l’expression utilisée par Emmanuel Macron, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord serait donc dans un état végétatif «irréversible».
Ces propos ont choqué de nombreux dirigeants européens, notamment ceux qui vivent encore dans la peur que l’armée russe déferle sur l’Europe ou que l’Iran décide d’envoyer des missiles nucléaires sur l’Europe. Florence Parly, ministre de la Défense, est d’ailleurs montée au créneau pour rassurer publiquement les supporters de l’Otan, en France et ailleurs:
«Il est sain pour une organisation de se repenser. Ce que nous proposons, c’est de lancer avec les alliés une vraie réflexion stratégique sur l’avenir de l’alliance et sur la force de nos engagements en son sein», a tempéré la ministre.
Cependant, est-il encore temps de réparer les pots cassés? Pierre angulaire de l’organisation de défense, les États-Unis sont de plus en plus critiques vis-à-vis de ses membres européens. Entre le «pivot vers l’Asie» de la politique étrangère américaine et la menace pesante d’arrêter de financer l’Otan si les Européens n’assument leurs responsabilités financières vis-à-vis de l’organisation, l’impasse à des airs d’irréversibilité.
Face à celle-ci, nombreux sont ceux qui suggèrent l’idée d’une Europe de la défense avec l’Otan revisitée sous une forme strictement continentale. Là aussi, cette idée se heurte à des obstacles politiques qu’il semble difficile de franchir, sans même évoquer les écueils juridiques, avec la nécessité de revoir tous les traités européens qui posent l’Otan comme acteur incontournable de la défense de l’UE. D’une part, il y a un divorce qui semble de plus en plus consommé entre la Turquie et le reste de l’organisation, du fait de l’offensive turque dans le nord de la Syrie contre les alliés kurdes des Européens. D’autre part, il y a en Europe une fracture de plus en plus nette entre les pays dont les gouvernements se considèrent comme «progressistes» et ceux qui sont qualifiés de «populistes», lesquels ne voient pas du tout du même œil leurs politiques étrangères ou de Défense.
La citation à proposer cette semaine à @EmmanuelMacron #OTAN « Inutile Cassandre, j’ai fatigué le trône et la pairie de mes avertissements dédaignés. Il ne me reste plus qu’à m’assoir sur les débris d’un naufrage que j’ai tant de fois prédit » Chateaubriand
— Gérard Araud (@GerardAraud) November 8, 2019
Prenant en compte ces enjeux, et alors que se profile le 3 et 4 décembre à Londres un sommet de l’Otan qui s’annonce décisif, Sputnik France fait la lumière avec le général de brigade (2 s) Dominique Trinquand, ancien chef de mission militaire française auprès de l’Onu, sur le sort incertain de l’alliance militaire.
Sputnik France: Comment réagissez-vous aux propos d’Emmanuel Macron sur l’Otan? Partagez-vous son analyse?
Dominique Trinquand: «Je partage l’analyse, mais je pense que le ton provocant peut avoir soit un effet bénéfique, soit un effet négatif. L’Otan traverse actuellement une crise dans laquelle un de ses alliés majeurs, la Turquie, prend des dispositions de guerre qui pourrait mettre à contribution l’Otan. D’autre part, l’allié majeur que sont les États-Unis ne tient pas au courant les alliés des décisions qu’ils pourraient prendre.»
Sputnik France: Peut-on revenir de cet état de «mort cérébrale»: en termes médicaux, c’est un état végétatif irréversible. Pensez-vous que le choix de ces mots n’est pas anodin et qu’Emmanuel Macron signifiait que l’Otan est condamnée d’une certaine manière?
Dominique Trinquand: «Je pense plutôt qu’Emmanuel Macron a utilisé ces termes comme un électrochoc pour réveiller l’Otan de sa mort cérébrale. Je ne pense pas qu’il ait été jusqu’au point de dire que rien ne pouvait être fait. Au contraire, il a appelé le Président Trump pour discuter de l’Otan avec lui, il prévient qu’a la prochaine réunion de l’Otan le 3 et 4 décembre à Londres, qui doit célébrer les 70 ans de l’alliance, il y a des choses à faire pour que l’organisation se réveille.»
Sputnik France: Europe de la Défense: Les États-Unis sont très critiques de l’Otan et semblent s’en éloigner. D’un point de vue strictement militaro-économique, peut-on réellement se passer de l’appui américain?
Dominique Trinquand: «D’une part, l’alliance avec les États-Unis est essentielle pour les pays européens, car nous partageons les mêmes valeurs et qu’ils sont intervenus en notre faveur durant les deux Guerres mondiales. Le but de cette alliance est qu’en cas de nouveau conflit, les États-Unis soient présents dès le premier jour. D’autre part, il y a ce que l’on appelle le pilier européen de l’Otan et ces pays doivent développer leurs capacités pour acquérir une certaine autonomie stratégique, car il n’est pas certain aujourd’hui, et ils le prouvent un peu plus chaque jour, que les États-Unis interviendront forcément.»
Sputnik France: À terme, ne pensez-vous pas que les États-Unis puissent se retirer définitivement de l’Otan?
Dominique Trinquand: «Je ne pense pas, car ils ont trop d’intérêts investis dans cette organisation. Par contre, il est légitime de douter de l’automaticité de cet engagement, et donc de prendre des mesures en conséquence.»
Sputnik France: Cette Europe de la Défense est-elle un projet viable ou illusoire? Les différences de politique étrangère ou de doctrine de Défense entre certains gouvernements sont tout de même abyssales. Notamment entre ces gouvernements dits «populistes» et dits «progressistes»…
Dominique Trinquand: «Je pense que la différence se situe ailleurs: non pas entre “progressistes” et “populistes”, mais entre anciens et nouveaux membres de l’alliance. Notamment ceux qui étaient anciennement membres de l’Union soviétique et qui ont donc un ressenti très fort envers la Russie et les autres pays d’Europe. Il s’agit donc d’amener les Européens à une vision stratégique commune, une appréciation de la menace et ensuite de mettre les moyens pour faire face à cette menace.
Aujourd’hui, les plus importantes menaces auxquelles fait face l’Europe ne peuvent être combattues qu’avec des moyens européens communs. Notamment l’espace ou la cyberguerre. Pour le moment, il n’y a pas de vision stratégique au niveau de l’Otan, mais il faut la construire à l’échelle européenne.»
Sputnik France: Un avenir est-il possible pour l’Otan avec la Turquie d’Erdogan en son sein?
Dominique Trinquand: «Aujourd’hui, ça me paraît extrêmement compliqué. D’une part, le Président Erdogan ne partage pas nos valeurs de démocratie, de droits des femmes… Après Monsieur Erdogan n’est pas éternel, il est aussi soumis à la règle démocratique des élections. D’autre part, il y a dans l’Europe un système de défense aérienne commun, mais aujourd’hui d’autres systèmes (les systèmes S-400 provenant de Russie) se sont intégrés via la Turquie et c’est un signe d’éloignement.
Je pense aussi qu’à terme, il faut réfléchir à la défense de l’Europe avec des implications stratégiques importantes. Je pense aussi qu’il faut réfléchir, comme ça a été fait il y a 15 ou 20 ans, mais probablement mal, à associer la Russie à la réflexion sur la défense de l’Europe. Ça ne veut pas dire qu’il y a aura un commandement intégré, mais qu’il faut développer une vision commune.»