Un édito de Jacques Sapir à retrouver en podcast dans l’émission Russeurope Express du 21 novembre.
La raison en est l’importance des «dépenses contraintes» dans le budget des ménages, et en particulier des ménages les plus modestes. Ces dépenses, que l’Insee nomme aussi «dépenses pré-engagées», représentent ce que tout ménage doit dépenser obligatoirement. On y introduit les dépenses de logement, les services financiers et les frais d’abonnement aux différents services. Ces dépenses-là, qui représentaient 12,5% du budget d’un ménage moyen en 1960, représentent aujourd’hui plus de 30%.
Jacques Sapir et Clément Ollivier reçoivent deux figures des Gilets jaunes: Priscillia Ludosky, auto-entrepreneuse en Seine-et-Marne, qui avait lancé la pétition «Pour une baisse des prix du carburant à la pompe», et François Boulo, avocat à Rouen et auteur de La Ligne jaune (Indigène éditions, 2019).
80 euros pour vivre
Mais bien d’autres dépenses sont en réalités contraintes: on ne peut pas non plus éviter de s’alimenter, se vêtir, se soigner ou se déplacer pour aller au travail. Les estimations qui sont faites placent alors la barre de ces dépenses pré-engagées plus près de 60% que de 30%. Ajoutons que la proportion est d’autant plus forte que les revenus sont modestes. Au bout du compte, ce qui reste «pour vivre» est très inégal selon les ménages, de quelques 80 euros par mois pour le dixième le plus pauvre, jusqu’à presque 1.500 euros pour le décile le plus riche, soit un rapport de 1 à 18.
Mais en territoire rural, en raison de l’offre de transports en commun quasi inexistante ou inadaptée aux besoins, il devient impératif de posséder une voiture par adulte, tandis qu’en ville moyenne, il faut une voiture par ménage. On mesure ci la folie qu’il y a à rendre une grande partie de la population aussi dépendante de la voiture pour son transport.
Un autre facteur a pu jouer: l’accroissement des inégalités, en particulier depuis l’élection d’Emmanuel Macron. Quand on regarde les effets de la politique tant fiscale qu’économique du président de la République, il est clair que les principaux gagnants ont été les revenus de la finance et du capital, avec un accroissement de près de 10% sur 2018 et 2019, contre 5% aux salaires et 3% aux revenus des entrepreneurs individuels. Le déclenchement du mouvement des Gilets jaunes traduit en réalité la réaction d’une population qui a vu sa situation économique se dégrader fortement dans les dix-huit mois qui ont suivi l’élection du candidat d’En Marche.
45% de femmes sur les ronds-points
L’importance de la question du pouvoir d’achat explique aussi que le mouvement des Gilets jaunes fut bien plus «féminisé» que les mouvements sociaux revendicatifs habituels: on estime que les femmes ont constitué environ 45% de la population qui se retrouvait sur les ronds-points. Ce chiffre est important: il est, à peu de choses près, inconnu dans l’histoire sociale française de ces quarante dernières années. Des femmes qui constituent également, hélas, une proportion importante des blessés. Le mouvement des Gilets jaunes a bien représenté une fracture de classe dans la société française.
Elle conduit à faire émerger tant la revendication du référendum d’initiative citoyenne, que la reconnaissance du vote blanc ou encore l’exigence d’une forte dose de proportionnelle dans le système électoral. Des revendications d’ailleurs largement soutenues dans la population.
Quels sont aujourd’hui, un an après, les conséquences, tant politiques que sociales, de ce mouvement? Très clairement, les Gilets jaunes ont marqué un réveil de la question sociale en France. Ce réveil est, à l’automne 2019, évident. Le gouvernement est sous la menace constante de nouveaux mouvements sociaux. Il pourra y avoir sur ce front des avancées comme des reculs, mais la question sociale est indéniablement redevenue l’une des questions centrales de l’espace politique en France.
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