«Non seulement la justice est instrumentalisée, mais elle l’a accepté», estime Régis de Castelnau

© AP Photo / Christophe Enala garde des Sceaux Nicole Belloubet
la garde des Sceaux Nicole Belloubet  - Sputnik Afrique
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La justice est-elle instrumentalisée à des fins politiques? Oui, selon Régis de Castelnau. L’avocat revient pour Sputnik sur la défense de Nicole Belloubet après la publication d’une note qui laisse entendre que la chancellerie pourrait décider du maintien ou de la suppression de juges en fonction des résultats LREM aux élections municipales 2020.
«On n’a toujours pas d’explication pourquoi des critères électoraux seraient des données objectives pour établir la carte judiciaire»,

déclarait à nos confrères de Public Sénat François Bonhomme, sénateur (LR) du Tarn-et-Garonne, à la sortie de la Commission des Lois du Palais du Luxembourg où était auditionnée le 30 octobre la ministre de la Justice.

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Une audition qui survient une semaine après la publication par le Canard enchaîné d’une note «confidentielle» de la Chancellerie concernant de futures suppressions de postes de juges dans des petits tribunaux. L’auteur du courriel, un collaborateur de Nicole Belloubet, sollicite une «réunion» avec l’un des conseillers du Premier ministre ainsi que «les experts des élections municipales» du parti présidentiel pour connaître les villes «qui représenteraient des cibles électorales pour les municipales afin de faire différer les annonces par les chefs de cour.»

Le palmipède relate que la note compte un tableau qui référence 72 Tribunaux de Grande Instance (TGI), auxquels seraient accolé un ensemble de statistiques, dont les scores réalisés par les candidats LREM aux élections présidentielles, législatives et européennes. Le tollé est immédiat, élus d’opposition et syndicats de magistrats montent aux créneaux. Une vingtaine de députés Les Républicains adresseront une lettre au Président de la République.

«Vous voyez bien que dans ces documents il y a des critères objectifs, qui sont liés aux affaires traitées, etc. et comme dans toute décision politique évidemment, il y a des critères contextuels qui doivent être pris en compte. Et parmi ces critères contextuels, je croie qu’il serait irresponsable de ne pas dire qu’il y a des éléments politiques qui jouent.»

s’était défendu la ministre le 22 octobre, évoquant des «documents d’aide à la décision» lors d’une audition en Commission des lois lors de laquelle elle avait été interpellée par le député Éric Ciotti sur ces révélations du Canard enchaîné. Huit jours plus tard, devant les sénateurs, Nicole Belloubet réfute tous «critères partisans» et plaide la «maladresse» dans la formation de ce «document préparatoire», «de cabinet à cabinet».

Nous avons interrogé Régis de Castelnau, avocat spécialiste en droit public, fondateur du Syndicat des avocats de France (SAF) et animateur du blogue vu du droit.

Sputnik: Que pensez-vous de la défense, mercredi 30 octobre devant les élus, de la Garde des Sceaux, Nicolle Belloubet concernant cet échange de mail ébruité par le Canard enchaîné? Celle-ci plaide la maladresse, évoquant un mail «de cabinet à cabinet» à l’«écriture maladroite et inadaptée» et se défendant que l’élaboration de la carte judiciaire suivait une procédure «parfaitement rigoureuse», sur des «critères objectifs».

Régis de Castelnau: «Je ris déjà un peu, parce que cette défense est absolument ridicule, mensongère, évidemment, et madame Belloubet démontre une fois de plus qu’elle est l’un des pires gardes des Sceaux de la Ve République, par le cynisme qu’elle déploie dans l’exercice de sa fonction. Pourquoi? Parce qu’il y a un travail qui a été fait entre son ministère, le cabinet du Premier ministre et des représentants du parti au pouvoir pour essayer de voir comment on allait traiter la réorganisation de la carte judiciaire et le faire, bien évidemment, à partir de critères politiques.

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Ce que je trouve curieux c’est le tollé, parce qu’il ne faut pas être naïf: bien évidemment, on comprend que ce genre de choses se pratiquent aussi sur la base de critères politiques. Le problème, c’est que quand ça se voit, c’est immédiatement utilisé par l’opposition pour crier au scandale. Je me rappelle bien la réforme de la carte judiciaire par Rachida Dati, c’était un peu la même chose. Cette révision de la carte judiciaire avait été faite selon des critères politiques. Vous aviez, lorsqu’on parlait de suppression de tribunaux d’instance, voire de tribunaux de grande instance, les élus concernés -surtout s’ils appartenaient au même mouvement que madame Dati- qui montaient au créneau pour éviter que l’on retire ce service public particulier de la commune qu’ils administraient.

Ce que je trouve plus grave, ce sont les motifs avancés: de dire que “ce n’était qu’un échange de mails, que ça n’avait rien d’officiel, mais que les décisions administratives en matière de justice doivent être prises uniquement sur des critères objectifs, en aucun cas sur des critères politiques”: c’est se moquer du monde de dire une chose pareille en pensant que les gens vont le croire! C’est aussi particulier de proférer ça devant des parlementaires, dont aucun n’est dupe. Peut-être même que lorsqu’ils ont été au pouvoir, ils ont fait la même chose.»

Sputnik: Quels sont les risques que l’Élysée soit éclaboussé par cette affaire?

Régis de Castelenau: «C’est un peu l’eau sur les ailes du canard. Le nombre de choses que l’on a appris comme ça, depuis l’affaire Benalla, il y en a eu je ne sais combien. Bien sûr, la partialité et l’interventionnisme dans la justice de l’Élysée sont constants. Encore récemment, on a vu les trois collaborateurs d’Emmanuel Macron, qui avaient été dénoncés par le Sénat pour des parjures devant la Commission d’enquête dans l’affaire Benalla: le parquet, dirigé par une personne choisie personnellement par monsieur Macron, a immédiatement et prestement délivré un classement sans suite. La protection judiciaire dont bénéficie l’entourage d’Emmanuel Macron le met pour l’instant à l’abri de conséquences autres que -le jour venu- politiques en termes d’élections.»

Sputnik: «C’est stupéfiant de lier la disparition des tribunaux à des considérations électorales, comme si l’on voulait punir les électeurs qui votent mal,» a notamment déclaré le député LR Julien Aubert, à l’origine d’un courrier adressé par 24 députés d’opposition à Emmanuel Macron, «garant de l’indépendance et de l’autorité judiciaire». En somme, la justice est politique?

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Régis de Castelnau: «C’est un peu exagéré […] il ne s’agit pas de punir les électeurs, il s’agit de favoriser les candidats du parti au pouvoir. J’y reviens, mais quand il y avait eu la réforme de la carte judiciaire et que l’on annonçait qu’on allait supprimer à tel endroit le tribunal de grande instance, à tel endroit le tribunal d’instance, les maires de l’UMP montaient à l’assaut sans vergogne. Et je sais que des décisions ont été prises pour maintenir certains tribunaux qui étaient destinés à disparaître faute de bassins de population suffisant, pour faire plaisir à des élus. Non, je ne pense pas qu’il s’agisse de punir les électeurs, il s’agit tout simplement de favoriser les gens de son camp. C’est anormal! C’est tout à fait anormal dans le principe, mais il ne faut pas non plus jouer les naïfs en disant que c’est incroyable, etc.

En revanche, en fonction des décisions qui seront prises par le ministère de la Justice, alors là, il pourra peut-être y avoir des recours fondés sur le fait que ce n’était pas un critère objectif, mais un critère directement politique. Là, ce serait assez amusant de voir quelle serait la position du Conseil d’État s’il y avait des recours contre ces décisions-là.»

Sputnik: Est-ce que selon vous, il y a une forme d’instrumentalisation de la justice en France?

Régis de Castelnau: «Bien sûr que oui! Non seulement elle est instrumentalisée, mais elle a accepté cette instrumentalisation. On l’a bien vu avec la répression de masse contre les Gilets jaunes, on le voit bien avec les poursuites contre François Fillon, contre Marine Le Pen, contre Jean-Luc Mélenchon, et on le voit aussi avec la protection dont bénéficient les amis de monsieur Macron. Aujourd’hui, si la France a un problème avec la justice c’est bien celui-là! C’est-à-dire qu’aujourd’hui il y a une collusion entre l’appareil judiciaire -qui est d’accord pour le faire- et le pouvoir exécutif.

Juste un détail, regardez les organisations syndicales de la magistrature: devant tous les excès auxquels on a assisté depuis un an, elles sont restées muettes. Là, il y a une affaire de cornecul -il faut être clair, même si elle est très déplaisante- là, naturellement ils montent à l’assaut pour prétendre que c’est une atteinte à leur indépendance. Quand on délivre 3.000 condamnations pénales contre les Gilets jaunes dont 1.000 condamnations à des peines de prison ferme, là les syndicats de magistrats, vous ne les entendez pas…»

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