Un mois avant le déclenchement de la révolution algérienne le 22 février dernier, le drapeau berbère flottait au côté du drapeau algérien lors des célébrations officielles du Nouvel An berbère Yennayer, qui coïncide avec le 13 janvier. Cet emblème, qui représente les peuples autochtones d’Afrique du Nord, avait alors droit de cité dans les médias officiels et les médias pro pouvoir.
Cinq mois plus tard, le chef d’État-major de l’armée algérienne Ahmed Gaïd Salah a ordonné l’arrestation de toute personne brandissant ce même emblème culturel. Une trentaine de personne ont été interpellées et mises aussitôt en détention. Certains ont écopé de peines allant jusqu’à dix-huit mois de prison, d’autres ont été relâchés, tandis que d’autres encore attendent leur procès depuis leur maison d’arrêt.
Que s’est-il passé depuis? Pourquoi cet emblème, qui était agité depuis le début des manifestations pacifiques ayant conduit à la démission de l’ancien Président Abdelalziz Bouteflika en avril dernier, a-t-il été subitement interdit?
Interrogé par Sputnik, le sociologue Nacer Djabi estime que cette campagne contre le drapeau berbère s’inscrit dans le cadre d’un jeu politique classique visant à créer une diversion pour casser le mouvement populaire et intimider les manifestants afin d’organiser de force une élection présidentielle refusée par le Hirak (le mouvement de contestation populaire).
«C’est une provocation. Une manière d’isoler la Kabylie (région berbère située à l’est de la capitale) à l’approche de cette élection qu’on veut forcer. Car c’est la première fois depuis l’indépendance du pays en 1962 que nous assistons à un mouvement à caractère national. Avant, dans les années 1980,1990 et 2000, les mouvements de protestation se limitaient, dans leur majorité, à la capitale et à la Kabylie – qui a toujours eu une vie politique intense. À travers l’atteinte de l’emblème berbère, la fermeture des églises et des lieux de cultes protestants en Kabylie et des attaques électroniques et médiatiques contre cette région, nous déduisons qu’il y a une volonté de discréditer, de diaboliser et d’isoler la Kabylie et ses élites politiques, qui sont globalement dans l’opposition», observe le sociologue au micro de Sputnik.
Sur cette question, Me Mustapha Bouchachi, avocat et militant des droits de l’homme, explique que le fait de porter l’emblème amazigh ne constitue pas en soi un délit pour le Code pénal algérien. Et que les juges ne sont pas tenus par des décisions prises par un autre juge du même niveau.
L’emblème amazigh n’est pas en concurrence avec le drapeau algérien
Me Bouchachi rappelle à ce sujet que l’emblème berbère fait, depuis des décennies, partie du paysage algérien. Et qu’il est brandi aussi bien lors de manifestations culturelles, politiques, sociales ou sportives.
«Il y a beaucoup d’Algériens qui portent l’emblème amazigh ou qui l’ont chez eux depuis très longtemps. Cet emblème est présent depuis des décennies dans les stades de football, notamment auprès des supporteurs de la Jeunesse sportive Kabylie (JSK). Le procureur de la République n’a jamais considéré ce fait comme étant un délit», a-t-il rappelé.
Sujet à controverse, cet emblème est en réalité un symbole unificateur des peuples de la Tamazgha, ce territoire berbère d’Afrique du Nord qui comprend l'ensemble de cinq pays d'Afrique du Nord (Algérie, Maroc, Tunisie, Libye et Mauritanie); le territoire disputé du Sahara occidental ainsi que, partiellement, cinq autres pays (nord du Mali, nord du Niger, une partie de l'ouest de l'Égypte – notamment la région berbérophone de Siwa); et les enclaves espagnoles de Melilla, Ceuta et les Îles Canaries.
«Adopté dans les années 1970 dans le cadre d’une lutte pour la reconnaissance de l’identité berbère, cet emblème symbolise une entité territoriale, anthropologique et linguistique homogène, de la région de l’Afrique du Nord qu’Ibn Khaldoun (1332-1406, historien et démographe) nomma Berbérie. Il est composé de trois couleurs superposées – le bleu qui symbolise la Méditerranée, le vert qui représente la région tellienne fertile et le jaune pour le désert. Le tout traversé de la lettre «z» écrite en tifinagh (alphabet berbère)», explique à Sputnik Abderazak Dourari, directeur du Centre national pédagogique et linguistique pour l'enseignement de Tamazight (CNPLET).
Pour ce professeur des sciences du langage et de traductologie à l’université d’Alger 2, cet emblème n’est aucunement en antinomie, en antagonisme ou en concurrence avec le drapeau nationale algérien, ni les autres drapeaux de la région. Au même titre que celui de l’Union du Maghreb arabe ou celui de l’Union européenne qui flotte à côté des drapeaux des pays qui le composent.
Le Hirak a transcendé toutes les barrières
Le professeur Djabi relève que dans la société algérienne actuelle, il y a d’un côté une poussée de l’extrême droite – haineuse, misogyne, raciste, xénophobe, refusant tout progrès – et de l’autre côté un modèle proposé par le Hirak– inclusif, tolérant, et démocrate.
« On observe une montée du discours d’extrême droite sur les réseaux sociaux, la presse, les médias, les discours politiques, mais aussi au niveau des pratiques au quotidien, notamment à travers des attaques contre les différentes minorités religieuses, les femmes, les ethnies, etc. À l’opposé, nous avons le Hirak qui a dépassé ces préjugés et qui propose une autre Algérie, plus tolérante, qui a revu son rapport aux femmes, à la diversité religieuse et la diversité linguistique. Nous avons vu comment les participants à ce mouvement ont exprimé leur solidarité et leur appui aux Berbères, en brandissant leur drapeau dans des régions non berbérophones. Nous avons aussi remarqué que les gens, pendant le Hirak, parlent le plus naturellement la langue qu’ils préfèrent. C’est une nouvelle Algérie plurielle, démocratique qui s’accepte, qui veut être plus libre que nous propose le Hirak », analyse-t-il.
Pour lui, il y a une mauvaise compréhension du Hirak par les autorités, qui évoque souvent une manipulation derrière, qu’elle soit étrangère ou celle d’adversaires politiques.
«Les mouvements de contestation sociale auxquels nous assistons en Algérie, au Liban, au Chili, en Équateur et ailleurs traduisent tout simplement une réaction des peuples contre un système ultralibéral mondialisé. Ils sont en cela encouragés par la démocratisation des réseaux sociaux qui permettent à l’information de circuler directement et non pas par le filtre déformant des médias, qu’ils soient publics ou privés», conclut-il.