Une agitation inhabituelle pour un dimanche s’est emparée, ce 20 octobre, du quartier Hédi Nouira, dans la proche banlieue de Tunis. Le rond-point de La Poste, qui sert habituellement de point de ralliement ou de rendez-vous, est quadrillé, depuis les premières heures du matin, par de petits groupes fourmillant, ici et là, selon un workflow bien rodé. Armés de gros sacs de poubelles bleus, de jeunes gens traquent les déchets – y compris organiques – jonchant les rues. Bouteilles en plastique, feuilles mortes tapissant l’asphalte en ce début d’automne, et même des mégots: tout est bon pour la poubelle.
Du côté du square, les enfants sont également mis à contribution pour l’opération de nettoyage, si bien que les automobilistes s’aventurant dans le quartier, ce matin, sont appelés à redoubler de vigilance en se frayant un chemin entre la masse des volontaires. Les trottoirs ainsi déblayés sont ensuite investis par des adolescents qui s’adonneront, avec patience et application… à une séance de coloriage.
Un peu plus loin, un groupe de quinquagénaires s’est attroupé autour d’un trou au milieu du bitume. Pour avoir longtemps fait gémir les amortisseurs des automobilistes, on se propose de le colmater, une fois pour toutes, avec les moyens du bord. Une pelle, du ciment, du gravier, et un seau, régulièrement alimenté en eau par quelques riverains, ont suffi pour en venir à bout au bout d’une trentaine de minutes. Quelques pierres sont érigées, ensuite, pour signaler la fraîcheur de l’œuvre aux automobilistes, qui en retour, feront de grands signes de la main aux bénévoles en guise d’encouragement ou de remerciement.
«Tous ceux que vous voyez là sont de hauts fonctionnaires de l’État», affirme fièrement l’un d’eux. «Vous pourrez le deviner facilement à notre façon maladroite de tenir la pioche», s’amuse, un autre, plus loin. «Si nous sommes aujourd’hui, là, c’est certainement grâce aux jeunes. Ce sont eux qui ont enclenché ce processus!», reconnaît Yosser Jabri, qui refuse de décliner sa qualité et préfère se définir, aujourd’hui, comme «simple citoyen».
Cet engouement s’est traduit par des appels à la moralisation de la vie publique, alors que des campagnes pour consommer tunisien, à nettoyer le pays, voient le jour, à l’échelle nationale, et pullulent sur les réseaux sociaux.
«Nous restons lucides, bien entendu. Il s’agit presque d’un traitement d’urgence, après, place au prophylactique! Il faut inculquer aux jeunes et aux moins jeunes de ne pas salir le pays! C’est tout simplement ça», poursuit Jabri.
«C’est tout de même un très beau sentiment! Celui d’une réappropriation de la citoyenneté dans l’espace public et du réapprentissage du vivre-ensemble! La propreté, c’est l’affaire de tous! Il ne faut pas attendre de l’État qu’il fasse tout pour nous! Alors, des coups de main citoyens, de temps en temps, qu’ils soient sporadiques ou réguliers, sont les bienvenus!», abonde Yosser Jabri.
Pour éviter, sans doute, d’être prises de court, les autorités tunisiennes ont décidé de réagir en prenant le train en marche. Le ministère des Affaires locales et de l’environnement a appelé, le 16 octobre, les municipalités du pays à une grande mobilisation en vue de soutenir cette initiative nationale. «Une interaction positive» qui se traduit, concrètement, par la mise à la disposition des bénévoles des moyens et outils nécessaires. «Dans ce cadre, nous avons eu, en tant que scouts tunisiens, une réunion de travail avec la municipalité de Tunis pour assurer une meilleure coordination et donc un meilleur résultat», a déclaré à Sputnik le chef scout Maher Hanini.
«Les scouts ont pris une part très active à la libération du pays du joug colonial. Notre organisation est connue pour son sens du dévouement et du patriotisme. Les scouts ont toujours répondu présent, que ce soit pour la sensibilisation ou le travail sur terrain. Les choses ne vont pas changer du jour au lendemain, certes. Mais on espère que si quelqu’un nous voit nettoyer, aujourd’hui, il va hésiter, demain, à jeter des choses par terre», déclare le chef scout.
Pour marquer le coup, et les esprits, une sortie tout en couleurs et en musique a été organisée par un collectif d’associations, auquel s’est associée, pour célébrer cet élan citoyen, la mairie de Tunis. «Il faut qu’on intériorise ce comportement au quotidien pour que ça devienne un état d’esprit. La rue c’est notre maison!», met en garde un vieux monsieur, au détour d’une conversation avec des activistes au centre-ville de Tunis.
«Et si chacun faisait don d’un rein? On arriverait, ainsi, à rembourser l’ensemble des dettes de l’État»
L’un des dangers qui guettent cet élan, c’est le désenchantement pouvant succéder à l’emballement national, ou à l’état de grâce du Président dont l’élection a provoqué tant d’espérance. «C’est pour ça que notre mot d’ordre, c’est de ne pas se limiter à un enthousiasme passager, mais inscrire notre action appelée à perdurer dans le temps. Si les gens ne jettent plus leurs petits déchets par terre, c’est déjà ça de gagné!»
Mais la démotivation est loin d’être le seul écueil guettant cet élan national. Ces derniers jours, la frénésie haute en couleur de certains jeunes Tunisiens a débordé sur quelques… monuments historiques. Le 18 octobre, l’association de sauvegarde de la Médina (ASM) a lancé un cri d’alerte après que des âmes bien intentionnées, émues sans doute par la tristesse qu’inspirait la couleur noire des pavés de la Médina de Tunis, ont décidé d’y rajouter une touche de gaieté.
«Des initiatives mal orientées qui passent outre le fait que la Médina de Tunis est classée dans la liste du patrimoine mondial et que toute opération urbaine doit être étudiée afin d'aboutir à des résultats en adéquation avec ce statut», fustige l’association dans un communiqué publié sur sa page Facebook.
Dans la foulée, le ministère de la Culture a blâmé de son côté «des agressions manifestes contre le patrimoine national».