En prenant la parole, quelques minutes après les estimations le donnant vainqueur à la présidentielle tunisienne, Kaïs Saïed a rendu hommage aux femmes et aux hommes qui ont voté pour lui, celles et ceux qui ne l’ont pas fait, mais également «aux jeunes, aux vieux, et même aux enfants». Comment des paroles pouvaient-elles mieux incarner le consensus général, et presque à l’insu de tous, qui se fit autour d’un homme?
C’est que, du haut ses 2,7 millions de voix récoltées, dimanche 13 octobre, Saïed réussit à rassembler plus que le double des suffrages qui se sont exprimés, en faveur de Béji Caïd Essebsi, en décembre 2014, et 5 fois le nombre de voix récoltées par Ennahdha, arrivé premier aux élections législatives, une semaine plus tôt.
Son acte de candidature s’avérait, plutôt, le point focal, autour duquel se retrouvait l’essentiel des aspirations populaires, dans toutes leurs contradictions, à un moment politique précis de l’Histoire tunisienne.
Comment est-il possible, autrement, d’expliquer qu’il ait engrangé, entre les deux tours de la présidentielle, un élan politique salué comme «inédit», allant de la tendance islamo-révolutionnaire de la Coalition de la dignité, aux islamo-conservateurs d’Ennahdha, en passant par leurs frères ennemis, les nationalistes arabes, et même le Mouvement des patriotes démocrates (Watad), d’inspiration marxiste-léniniste?
«C’est assez étonnant, d’ailleurs, de la part d’une gauche dont le positionnement politique est généralement aux antipodes de celui d’Ennahdha», relève Mohamed Jouili, sociologue politique, pour Sputnik.
L’explication tient principalement au caractère, beaucoup plus clivant, de son adversaire, Nabil Karoui. Quoiqu’il se revendique «progressiste», celui-ci n’a pas réussi à engranger une mobilisation de la famille centriste autour de sa candidature, si bien que (très) peu de forces politiques ont «osé» appelé à voter pour lui. En cause l’ascension controversée, et les accusations de «corruption» qui pèsent sur ce publicitaire, à la tête de la chaîne de télévision privée Nessma. L’antagonisme corruption (présumée) du «Berlusconi tunisien», contre l’intégrité de «M.Propre» en a supplanté un autre, naguère opérationnelle.
L’antagonisme islamisme-progressisme en perte de vitesse
L’élection de Saïed est, surtout, le signe que «le vote utile», jadis brandi pour faire barrage aux islamistes d’Ennahdha, a changé de camp…ou de conception. Les cris d’orfraie poussés par les chantres du progressisme étaient restés inaudibles, cette fois-ci, alors qu’ils assenaient, doctement, qu’un vote en faveur de Saïed était, en réalité, un vote pour «la horde» de sans-culottes qui s’en réclamaient, que Saïed Président ne sera, en réalité, qu’une nouvelle «marionnette», un autre «tartour» aux mains d’Ennahdha qui a choisi de le soutenir.
Des arguments peu parlants, sans doute, aux 90% de l’électorat de Kaïs Saïed, constitué de jeunes d’entre 18 et 25 ans, d’après l’institut de sondages Sigma Conseil. Les plus âgés ne croient plus tout à fait à «l’utilité du vote utile». Cinq ans plus tôt, ils avaient été sollicités par le parti présidentiel, Nidaa Tounes, pour faire barrage à la montée des islamistes d’Ennahdha. «On nous avait promis, alors, qu’il n’y aurait jamais d’alliance avec les islamistes. Après les élections, Nidaa et Ennahdha ont constitué, ensemble, une majorité gouvernementale», se rappelle, amèrement, Houda, 55 ans, active dans la société civile. Nonobstant les accusations de collusions avec Ennahdha qui pèsent sur Saïed, elle explique à Sputnik avoir voté pour cet universitaire à la retraite parce que, «de toutes les façons, ni Ennahdha, ni personne, n’osera aujourd’hui restreindre nos libertés, ni toucher à notre modèle de société».
«Entre un mafieux, qui normalise avec Israël, agent des Américains et des Français, et un professeur de droit conservateur, de tendance politique national-socialiste, point de neutralité à observer!», d’après cet activiste de gauche.
D’ailleurs, si Kaïs Saïed a pu rallier, derrière sa candidature, autant de sensibilités politiques, c’est bien parce qu’il se voulait «au-dessus des partis, y compris Ennahdha», relève pour Sputnik l’anthropologue et philosophe Youssef Seddik, «si bien que son ascension correspond aussi à l’écroulement du vieux monde de la politique». Les principales figures de l’establishment ont été balayées, à l’occasion de ce marathon électoral qu’a connu le pays depuis le décès, le 25 juillet dernier, du Président Béji Caïd Essebsi.
Le chef du gouvernement, son ministre de la Défense, les principales figures de l’opposition, et même d’anciens pontes de la transition, tous ont essuyé un échec assourdissant lors du premier tour de la présidentielle. La configuration du nouveau parlement ne traduisait pas moins une désaffection pour les forces politiques classiques.
Désaffection générale pour la classe politique, la recherche d’une incarnation de l’éthique
Cette désaffection est sans doute la raison qui a fait que la suffisance, au sens étymologique du terme, sans vanité, qu’affichait celui qui «n’était en compétition avec personne» mais entendait simplement «présenter un projet aux Tunisiens», était devenue, dans sa bouche, un atout d’une redoutable simplicité, dont il se prévalait à l’égard des avatars de l’establishment.
«Je pense que contrairement à ses adversaires, il a su toucher et intéresser le Tunisien simple. Le marchand de légumes, l’épicier, le docker, et même l’instituteur ou l’étudiant. On le voit énoncer des principes généraux, sans effusion, mais avec fermeté. Sa position sur la question palestinienne, par exemple, est une parfaite illustration. Il a considéré simplement que le terme de "normalisation" avec Israël est impropre, et qu’il faut parler, plutôt, en l’espèce, de haute trahison», analyse Youssef Seddik.
En affirmant qu’il est et sera «toujours indépendant», Saïed a, ainsi, su capitaliser sur la méfiance croissante d’une grande partie de la population à l’égard de sa classe politique. «Il a su incarner, quelque part, l’antithèse de l’homme politique roublard, compromis, sans grands principes», poursuit Seddik. La posture physique, toujours droite, de ce professeur universitaire, marié à une magistrate, sa diction saccadée, en arabe littéraire, lui valant le sobriquet de RoboCop, étaient ramenées, dans l’inconscient des électeurs, à «une posture morale de droiture, d’intransigeance et d’austérité», relève le sociologue Mohamed Jouili.
«L’élection de Saïed rend compte, ainsi, d’un fort désir d’une moralisation de la vie publique, après un quinquennat marqué par des scandales financiers, le nomadisme parlementaire, les bisbilles sur les plateaux télévisés. Par ce vote, une majorité des Tunisiens a ainsi exprimé son besoin de rétablir un nouveau lien social sur la base de nouvelles valeurs, qu’ils estiment perdus depuis un moment, avec lesquels ils voudraient renouer», poursuit Mohamed Jouili.
Les blagues circulant sur la Toile, peu après le résultat, rendaient compte, le soir de son élection, de cet état d’esprit.
«Heureuse soit l’épouse de Kaïs Saïed. Maintenant qu’elle est première dame, elle est libérée de la cuisine et autres tâches ménagères!»
«Urgent! Kaïs Saïed a acheté un paquet Marlboro et une recharge téléphonique à cinq dinars (1,5 euro). Ça commence avec la dilapidation des deniers publics!»