Il n’a peut-être pas de costumes Arnys à distribuer à tour de bras, mais pour couler des présidentiables, il les habille en tuniques de Nessus. Dans une interview vidéo diffusée ce jeudi sur la toile, le lobbyiste controversé israélo-canadien Ari Ben-Menashe déballe tout au sujet de la fameuse affaire de lobbying qui fait, depuis plus d’une semaine, les choux gras de la presse tunisienne. Au cœur de ce scandale: le candidat à la présidentielle Nabil Karoui, qui aurait signé un contrat de lobbying d’une valeur d’un million de dollars avec la société Dickens & Madson, que dirige «l’ancien conseiller à la sécurité nationale du Premier ministre israélien».
Retour sur l’affaire du lobbying à un million de dollars
L’interview partagée en masse jeudi soir sur les réseaux sociaux tunisiens était le dernier rebondissement d’une affaire éventée début octobre. Le contrat, conclu entre la société du lobbyiste Ben-Menashe et un présumé représentant de Karoui, est publié par le Département de justice américain, conformément à la législation américaine prévoyant cette procédure de publicité quand les activités de lobbying concernent des étrangers.
L’accord entre la société de lobbying et un représentant de Karoui posait problème à plus d’un titre. Tout d’abord au regard du montant, objet de la transaction, qui se trouve être largement au-dessus des dépenses autorisées dans le cadre d’une campagne électorale en Tunisie. Également au regard du circuit emprunté, pour le transfert d’une avance de 250.000 dollars, montant présumé réglé en septembre dernier. Arrêté le 23 août dernier pour «blanchiment d’argent» et «évasion fiscale», avant d’être relâché le 9 octobre dernier, Nabil Karoui n’en est pas à une casserole près. Ce sont surtout les potentielles retombées politiques d’une affaire révélée entre deux tours qui risquent de le mettre en difficulté.
Le spectre d’une sombre ingérence «israélienne» et occidentale est ravivé. Le sujet a refait surface ces dernières semaines, en tant que leitmotiv de campagne, par des candidats indépendants. Pour une partie considérable de l’opinion publique tunisienne, il ne s’agit pas de simples élucubrations complotistes. Facebook n’avait-il pas censuré, en juin dernier, 264 «fausses pages» gérées par une société israélienne et qui traitaient de la vie politique en Tunisie? Les limites pouvant s’avérer parfois ténues entre activités de lobbying et ingérence, l’affaire Ari Ben-Menashe semble avoir confirmé certains Tunisiens dans leurs craintes. Le contrat stipule, en effet, que le prestataire canado-israélien devra «faire du lobbying aux États-Unis, en Russie, à l'ONU (...) afin d'obtenir la présidence de la République tunisienne». Pour ce faire, des rencontres avec des personnalités politiques de premier plan, comme le Président Donald Trump ou le Président russe Vladimir Poutine, étaient prévues, de même que la recherche de «soutiens matériels».
«Balivernes!», lâchent les pro-Karoui, en relevant «des incohérences» et «contradictions» viciant toute cette affaire. Quelle étrange idée pour Nabil Karoui de recourir aux services d’un personnage aussi sulfureux qu’Ari Ben Menashe, précédemment «impliqué» dans des affaires similaires de «désinformation» et de «sabotage». Et d’ailleurs, le contrat en question, n’avait-il pas été éventé, sur les réseaux sociaux, par un proche d’Ennahda?, rappellent les pro-Karoui, à l’instar de l’écrivain Abdelaziz Belkhodja.
«M. Nabil Karoui, président du principal parti progressiste tunisien adversaire des islamistes d’Ennahdha, pourrait être reçu chaleureusement par ces deux personnalités sans dépenser un dollar. Comment M. Nabil Karoui pourrait-il dépenser 1 million de dollars pour voyager aux États-Unis et en Russie alors qu’il est interdit de voyage depuis le 23 juillet 2019? (Le contrat est daté du 19 août, NDLR)», relève Belkhodja dans un article publié sur son site Lanation.tn.
Une Tunisie qui «échapperait à la zone d’influence française pour se placer dans l’orbite des États-Unis»
Il aura fallu attendre la libération de Nabil Karoui, intervenue le 9 octobre, pour que l’affaire connaisse un nouveau rebondissement. Zouhair Taba, journaliste indépendant résidant au Canada, avait réussi entre-temps à contacter et interviewer le principal intéress. Il a proposé l’entretien aux chaînes de télévision tunisiennes à condition de le diffuser «tel quel». La chaîne privée Attessiaa se déclare intéressée. Seulement, quelques heures seulement avant l’heure de diffusion: coup de théâtre.
"Après visionnage du contenu de l’enregistrement, et après annonce par la télévision nationale d’un débat entre les deux candidats au second tour de la présidentielle, qui aura lieu vendredi, et aux fins d’éviter de générer la confusion pendant les deux derniers jours de la campagne électorale, et par respect du principe d’égalité des chances, et pour parer à toute complication judiciaire ou interprétation pouvant affecter le processus électoral, l’administration de la chaîne Attessia a décidé de reporter la diffusion de l’interview réalisée par le journaliste Zouhair Taba avec le lobbyiste sioniste Ari Ben Mensahe à une date ultérieure à l’élection."
«Une litanie de prétextes fournis ne pouvant que cacher quelque louche affaire», jurent beaucoup d’internautes. Certains accusent la chaîne, qui n’est pourtant pas connue pour être proche de Karoui, de s’être «dégonflée», d’autres insinuent qu’un «accord» a été conclu, au dernier moment, avec le camp Karoui. Quelques minutes plus tard, l’interview est fuitée, en intégralité, sur YouTube. Confortablement installé devant un micro, dans son bureau probablement, le lobbyiste Ari Ben-Menashe se prête à un entretien d’une demi-heure. Il révèle qu’il s’était effectivement déplacé en Tunisie à la rencontre de Karoui et de ses proches, non pas pour l’aider à briguer la présidence, puisque «Karoui était certain, à 100%, de pouvoir remporter la présidentielle dès le premier tour» mais pour l’aider à «construire une nouvelle Tunisie» (sic). Une Tunisie «plus occidentalisée mais qui garderait son caractère musulman», suggère le lobbyiste. Une Tunisie, surtout, qui «échapperait à la zone d’influence française, pour se placer dans l’orbite des États-Unis». Une Tunisie, enfin, où une alliance entre Frères musulmans* et Nabil Karoui serait «une bonne chose», lance encore Ari Ben Menashe, en précisant que Karoui «a apprécié» l’idée.
«La trahison, le complot contre la sécurité nationale et les crimes électoraux exposés dans cette vidéo. Ben Menashe évoque sa relation de renseignements avec Nabil Karoui, Ghazi Karoui (frère du premier, NDLR) et Salwa Smaoui (épouse du premier). Il a donné cette déclaration après que Karoui et sa famille ont nié toute relation avec cet agent, ce qui l’aurait exposé à des poursuites judiciaires fédérales aux États-Unis», explique Jaouhar Ben Mbarek, professeur de droit constitutionnel.
Invité à s’exprimer pour la première fois depuis sa sortie de prison sur le plateau d’Al Hiwar Ettounsi, Nabil Karoui a dénoncé une nouvelle «machination» fomentée contre lui. «J’en suis à ma vingtième casserole. Ils en font un peu trop, trop pour une seule personne!», ironise-t-il amèrement.
«Il y a une enquête ouverte, alors si je suis appelé à comparaître en tant que témoin devant un juge instruction, je dirai ce que j’ai à dire. Mais je peux affirmer qu’en principe, quand quelqu’un conclut un contrat de lobbying c’est pour qu’on le défende. Or, ce type est-il en train de me défendre ou de me couler? Dans quelques jours, tout le monde découvrira qu’il s’agit d’une affaire montée de toutes pièces uniquement pour porter atteinte à ma personne», lance Nabil Karoui, en reconnaissant effectivement avoir seulement «rencontré» Ben-Menashe «qui s’est présenté en tant que citoyen canadien».
*Organisation terroriste interdite en Russie