Féminicides: «Ce Grenelle est une manœuvre de séduction, voire une prise d’otage de l’opinion publique»

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 Le Grenelle des violences conjugales s’est ouvert mardi 3 septembre à Matignon. Un pas de plus dans la lutte contre les violences faites aux femmes? Pas si sûr, selon Luc Frémiot, ancien procureur de Douai et lanceur d’alerte, qui dénonce «une lutte qui n’a que le nom de lutte». Entretien.

Mardi 3 septembre, le très attendu «Grenelle des violences conjugales» s’est ouvert devant près de 80 invités et une dizaine de ministres. Une énième opération de communication pour beaucoup, dont Luc Frémiot. Ancien procureur de Douai, militant depuis des années contre les violences envers les femmes, il s’en est expliqué au micro de Sputnik France.

«C’est plus qu’un coup de com’, c’est une manœuvre de séduction, presque une prise d’otage de l’opinion publique. Il y a une chose qui me frappe: alors que ça devait être le Grenelle des associations, il y a certaines associations qui ne sont pas invitées, comme l’association Osez le Féminisme. Elle n’est pas invitée, pourquoi? Parce qu’elle critique le plan et les pouvoirs publics. Alors, s’il s’agit effectivement de réunir des gens autour de soi qui sont d’accord avec vous, eh bien je crains que dans ces conditions-là, il n’y ait pas beaucoup de choses qui bougent.»

Emmanuel Macron a qualifié «de grande cause du quinquennat» la lutte contre les violences faites aux femmes. Pourtant, depuis début 2019, 101 femmes sont décédées de la main de leur conjoint ou ex-conjoint. Elles étaient 130 en 2017 et 121 en 2018. Le 3 septembre, Édouard Philippe a annoncé une première série de mesures, dont la création de places supplémentaires d’hébergement d’urgence, destinées aux femmes victimes. Pour Luc Frémiot, c’est prendre le problème à l’envers et les meilleures dispositions à prendre pour enrayer ce fléau, c’est avant tout de s’occuper de ces hommes violents.

«Le problème de cette lutte, c’est que c’est une lutte qui n’a que le nom de lutte. On ne voit pas beaucoup de gens qui luttent à part les associations, à part certains avocats, à part certains magistrats et même certains policiers. Mais il y a quand même aussi beaucoup de difficultés, notamment au moment de la réception des plaintes. Il y a encore des fonctionnaires de gendarmerie qui ne prennent pas les plaintes, qui prennent des mains courantes qui ne servent à rien, puisqu’elles ne font pas l’objet d’enquête. On a aussi des plaintes qui sont renouvelées et des procureurs de la République qui classent, qui ne prennent pas les dispositions utiles, comme écarter les conjoints violents du domicile et laisser ces femmes dans leur domicile au lieu de les envoyer dans des foyers d’urgence.»

Luc Frémiot insiste, pour lutter contre les violences faites aux femmes, il faut s’occuper en priorité des auteurs de ces violences:

«Il faut s’occuper des hommes violents, il faut les mettre dans des centres d’hébergement aux mains de psychiatres et de psychologues, de manière à travailler sur la violence et à leur faire comprendre que la norme l’interdit et qu’il faut réfléchir sur les raisons qui les poussent à devenir violents. Et tant qu’on ne fait pas tout ça, on se contente de traiter les conséquences. Et c’est ce qui se passe aujourd’hui au Grenelle, on traite les conséquences. On dit “voilà on va ouvrir des foyers pour accueillir les femmes, on va multiplier les places”, mais ça veut dire quoi? Ça veut dire qu’on fait un constat d’échec?» 

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La comédienne Eva Darlan, cosignataire de la pétition «non-assistance à femme en danger» avec Luc Frémiot pour rendre obligatoire pour chaque féminicide une enquête cherchant à déterminer comment «les services de l’État ont échoué à protéger ces femmes», s’est agacée de l’inaction du gouvernement sur Europe 1. Dans son collimateur, Marlène Schiappa, qui avait promis 500 places d’hébergement d’urgence pour fin août. Une promesse non tenue, rappelle Eva Darlan, bien que 5.000 ont déjà été créés depuis le début du quinquennat.

Même là-dessus, elle ne tient pas ses engagements, Marlène Schiappa. Elle annonce des places, qu’elles seraient ouvertes cet été et il n’y a rien d’ouvert. Et elle ne revient pas dessus, comme on dit, c’est passé par pertes et profits», s’indigne Luc Frémiot au micro de Sputnik.

Autre mesure annoncée par Édouard Philippe, une meilleure procédure pénale, comme la possibilité de porter plainte à l’hôpital à partir du 25 novembre, journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, qui marquera aussi la fin du Grenelle.

Emmanuel Macron en visite au 3919

L’expérience a prouvé que le dépôt de plainte n’est pas chose aisée. Mal reçue par un fonctionnaire de police, mal, voire pas du tout orientée vers des associations après la plainte –quand son dépôt est accepté–, la victime a peur des représailles. La fragilité psychologique de la victime est telle que si elle n’est pas bien reçue la première fois, elle ne reviendra pas.

Une défaillance qui s’est produite en direct sous les yeux du Président, lors d’une visite au 3919, la plateforme d’accueil téléphonique des violences conjugales, ce mardi 3 septembre. Il a écouté un appel sans intervenir. Cet appel était celui d’une femme qui, après un nouveau dépôt de plainte contre son mari violent, souhaitait récupérer ses affaires, mais avait peur de son mari. L’interlocutrice du 3919 lui assure que les gendarmes peuvent l’accompagner, mais la victime lui assure le contraire. Après un temps de négociation, un gendarme prend le combiné, «On ne peut pas la raccompagner, il faut un ordre d’huissier. Et ce n’est pas dans le Code pénal». Après négociation, le gendarme n’a pas cédé. Le Président demande à la préposée du 3919 si de telles situations étaient fréquentes: «Oh oui, et de plus en plus. Dimanche, pareil, la gendarmerie a refusé de prendre la plainte d’une dame», répondit-elle.

«Il y a quelque chose de très simple à faire, c’est lorsque dans une file d’attente, il y a une femme qui est là et qui vient expliquer qu’elle subit des violences, il faut tout de suite l’exfiltrer, la mettre dans un petit local à côté, tranquille, voyez-vous, et qu’elle soit prise en charge par un officier de police judiciaire. C’est ça qui doit se passer, il faut la retirer tout de suite de la file, il ne faut pas la laisser là, il faut lui donner une intimité, une impression d’accueil. C’est la seule manière que l’on aura de l’amener à s’exprimer.»

Des femmes qui se plaignent de l’accueil dans les commissariats lorsqu’elles veulent porter plainte, des policiers peu formés aux cas de violences conjugales.: Face à cette situation, la maison des femmes à Saint-Ouen a mis en place une forme particulière d’accueil, pour que les victimes puissent déposer plainte plus sereinement. Une fois par semaine, un policier en civil vient prendre les plaintes en toute intimité, pour mieux libérer la parole de la femme, comme le montre ce reportage de France Info.

L’Espagne, un modèle

L’Espagne est un modèle en termes de lutte contre les violences conjugales: dans ce pays, les féminicides diminuent. En 2017, elles étaient 47 à perdre la vie, contre 71 en 2003. Depuis 2004 et la loi «relative aux mesures de protection intégrale contre la violence de genre», le pays est devenu un véritable symbole de lutte contre «les violences machistes». Plusieurs mesures sont établies: campagnes de sensibilisation, formation obligatoire pour les personnels en contact avec les victimes, etc. Madrid a aussi mis en place des tribunaux spécialisés, où les cas de violences conjugales sont traités: les juges ont 72 heures pour instruire un dossier, 15 jours pour le procès et l’État peut se substituer à la victime pour le dépôt de plainte. Mais pour l’ancien procureur de Douai, les tribunaux spécialisés sont choquants: «Je pense que les magistrats devraient être capables de traiter n’importe quel type d’affaires, ce n’est quand même pas si compliqué. On n’est pas dans la haute délinquance financière, qui nécessite effectivement des compétences particulières. Donc cet élément-là me choque. D’un autre coté, si cela permet de rassembler les juges aux affaires familiales, qu’il y a une meilleure politique dans la juridiction et une transparence, pourquoi pas?», nuance-t-il.

Vous savez, l’Espagne c’est autre chose. Il y a une véritable volonté politique qu’il n’y a pas eu chez nous, tout le monde s’est mobilisé. Moi, je me souviens avoir participé à une conférence avec les ministres du Droit des femmes et la ministre de l’Intérieur il y a de nombreuses années. Il fallait voir la détermination, on ne la retrouve nullement aujourd’hui. On voit madame Belloubet qui propose des mesurettes et puis un ministre de l’Intérieur qui est aux abonnés absents. 

En France, il y a une spécialité, on doute de la parole de la femme. Elle est suspecte: quand elle vient déposer plainte, elle est suspecte. Quand elle explique qu’elle vient de se faire violer, quand elle vient devant un juge aux affaires familiales pour lui demander une ordonnance de protection, il y a tout ça qui rentre en ligne de compte et c’est très désagréable, il y a une conception qui doit changer», souligne Luc Frémiot. 

Acte de violence - Sputnik Afrique
Une femme tuée tous les deux jours par son conjoint, le scandale des féminicides

Les violences conjugales font des dommages collatéraux, notamment les enfants. Le cas de Julie Douib, cette mère de deux enfants tuée par son ex-mari en mars dernier, après plusieurs signalements et plaintes déposées auprès de la police, est emblématique. Son histoire avait ému la France entière. Alors qu’elle se séparait de son mari pour violences conjugales, il a pu avoir la garde des enfants, au nom de quel principe?

«C’est une bonne question. Le problème, c’est que vous avez encore des magistrats qui pensent qu’on peut être un mari violent et un bon père, au nom d’un sacro-saint principe de garder des liens, et c’est tout à fait inacceptable. Il y a déjà plus de 15 ans de cela, il y a le docteur Berger, qui est un homme exceptionnel, qui a écrit un livre “Voulons-nous des enfants barbares?” Il expliquait que c’était impossible de considérer que ces enfants qui sont exposés aux violences et deviennent eux-mêmes violents, conservent un lien avec leur père. Vous voyez, on est toujours au même endroit on n’a pas bougé.»

L’ouverture de ce Grenelle a sans doute apaisé l’opinion publique pour un temps. Lundi 2 septembre, Anne-Cécile Mailfert, présidente de la fondation des femmes, a déclaré «Ce que l’on attend, c’est des résultats». Ils seront annoncés le 25 novembre. Pour Caroline De Haas, du collectif NousToutes, «Pourquoi organiser un Grenelle sur plusieurs mois, alors que les solutions pour lutter contre les violences au sein du couple sont connues et reconnues de longue date?». Luc Frémiot est quant à lui plus radical sur ce dispositif:

«Je n’attends rien de ce Grenelle, pour les raisons que j’ai expliquées. Je ne crois pas à cette opération de communication. Et j’attends des pouvoirs publics qu’ils prennent leurs responsabilités, que la garde des Sceaux demande à chaque procureur de la République par l’intermédiaire de leur procureur général, un état statistique, tous les trimestres, sur le nombre de plaintes et la destination qui a été donnée à ces plaintes. Voilà ce que j’attends. J’attends également que l’on fasse l’enquête demandée avec Eva Darlan sur les 101 féminicides. On veut absolument des explications, à savoir s’il y a eu des plaintes, si elles ont été reçues et quelle a été la réaction des procureurs. Il faut savoir tout cela, et s’il y a des dysfonctionnements graves, des fautes lourdes, eh bien il faut tout simplement prendre des sanctions.»

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