Coup de tonnerre dans la crise sécessionniste au Cameroun. Alors que les observateurs s’attendaient à des mesures d’apaisement pour sortir de la violente crise séparatiste qui secoue les régions anglophones du Cameroun depuis plus trois ans, le leader des séparatistes anglophones a été condamné à la prison à vie. Julius Ayuk Tabe, ainsi que neuf de ses partisans, a été accusé de «terrorisme» et de «sécession» par le tribunal militaire de Yaoundé le mardi 20 aout 2019. Le verdict est assorti d’une amende collective de 250 milliards de FCFA (381 millions d’euros). Un verdict, qui n’a pas laissé de marbre certains analystes, à l’instar de Gérard Kuissu, interrogé par Sputnik.
«La condamnation à vie d’Ayuk Tabe et de ses coaccusés surprend, car elle constitue une faute grave du régime de Paul Biya, qui pourrait bloquer le dialogue annoncé et compromettre le processus d’apaisement des tensions. Dans un contexte où la crise a déjà pris des proportions inquiétantes, que peut apporter la condamnation à vie de nos compatriotes alors qu’on prétend vouloir dialoguer?», s’insurge le président du Comité de résistance pour la revendication, la récupération et la restitution du vote du peuple (C4R), mouvement né après la présidentielle du 7 octobre dernier.
Une inquiétude partagée par Hilaire Kamga, expert des questions des droits de l’Homme et porte-parole du mouvement de la société civile, dénommée «Offre Orange» qui s’interroge également de cette attitude du régime de Yaoundé.
«Personne ne comprend aujourd’hui comment, dans une perspective de conciliation, on en est arrivé à des condamnations à vie assorties de centaines de milliards à payer, pour des leaders anglophones, qui incarnent le leadership d’une lutte pour une bonne partie de l’opinion anglophone, et même une partie de l’opinion francophone. Comment peut-on penser que cette condamnation est normale et légitime?», s’interroge-t-il.
Cette décision de justice tombe au moment où, après trois ans de conflit, des signes d’ouverture au dialogue commençaient à se faire ressentir. Face aux pressions internationales, Paul Biya, à la tête du Cameroun depuis 1982, s’était dit prêt en mai dernier à organiser un dialogue pour résoudre la crise anglophone qui ébranle le pays. Une ouverture qui semblait rompre avec l’intransigeance affichée jusque-là par Yaoundé.
En mai également, le leader séparatiste s’était déclaré disposer quant à lui à participer à des pourparlers avec le gouvernement, mais uniquement à l’étranger et en posant comme préalable sa libération, ainsi que celle de toutes les personnes détenues dans le cadre de la crise anglophone. Pour Hilaire Kamga, cette condamnation risque toutefois d’entamer les avancées observées jusqu’ici.
«Cette condamnation risque entraîner un durcissement des positions préjudiciable à un éventuel dialogue. Personne ne comprendrait que le régime de Yaoundé soit dans une posture où on condamne à vie, le leader principal de la partie anglophone, et que l’on présente par ailleurs une disposition à un dialogue. Donc, il y aura un forcément un enlisement de la situation», affirme cet expert.
Alors que les populations des régions du Nord-ouest et du Sud-ouest du Cameroun continuent de vivre sous le joug de violences quotidiennes, malgré le fort déploiement de forces de sécurité dans cette partie du pays, Gérard Kuissu, le président C4R craint également pour la suite du conflit sur le terrain.
«Cette condamnation va radicaliser les positions. Pire elle démontre un manque de volonté du gouvernement de résoudre cette crise. Et cela est très grave», déplore-t-il au micro de Sputnik.
Au moment où la cacophonie persiste dans la recherche d’une solution politique à cette crise, notamment en ce qui concerne la définition des contours du dialogue annoncé, «la démarche de Yaoundé risque de plomber tout espoir d’y parvenir». Où-a-t-on déjà vu un dialogue entamer avec les protagonistes en prison?», s’interroge Gérard Kuissu. Même si, selon Hilaire Kamga, ces manœuvres judiciaires pourraient relever d’une stratégie politique planifiée par le régime en place.
«Paul Biya voudrait peut-être boucler le processus de condamnation judiciaire pour pouvoir utiliser le droit de grâce présidentiel afin d’ouvrir ainsi le dialogue politique», analyse Hilaire Kamga.
Pour l’expert des questions des droits de l’homme, la libération des leaders séparatistes est un préalable à l’ouverture des pourparlers dans cette crise. Une solution que seul Paul Biya peut encore apporter pour faire avancer les pourparlers annoncés.
«Tant que Paul Biya n’a pas appliqué la grâce présidentielle qui relève de son unique prérogative, on ne pourra pas envisager le dialogue. Les autres leaders anglophones qui oseraient aller à une table des négociations alors que leur président Ayuk Tabe se trouve en prison seraient honnis dans leur communauté. À quoi servirait-il donc de négocier avec des gens qui n’ont aucune emprise sur les populations locales? Du coup, seul Paul Biya est encore capable de permettre l’ouverture de ce dialogue. La seule condition pour y parvenir c’est qu’il gracie les condamnés», martèle Hilaire Kamga au micro de Sputnik.
Julius Ayuk Tabe, 54 ans, considéré comme l’une figure de la contestation séparatiste, milite depuis plusieurs années pour que les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest anglophones du Cameroun se séparent de la partie francophone du pays. Le président autoproclamé de l’Ambazonie, l’État que les séparatistes veulent créer dans ces deux régions, avait été interpellé avec 46 autres indépendantistes à Abuja, au Nigeria, en janvier 2018. Ils avaient ensuite été transférés à Yaoundé.
Pour rappel, fin 2017, les séparatistes des régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest ont pris les armes contre le gouvernement de Yaoundé pour réclamer la création d’un État indépendant. Les tensions actuelles ont commencé en novembre 2016 sous forme de revendications corporatistes: des enseignants déplorant la nomination de francophones dans les régions anglophones et des juristes déplorant la suprématie du droit romain au détriment de la «Common Law» anglo-saxonne.
Le 1er octobre 2017, Ayuk Tabe déclarait symboliquement l’indépendance de la république virtuelle de l’Ambazonie. Deux ans plus tard, le conflit s’est enlisé. Dans un rapport sur la crise anglophone au Cameroun, rendu public le 2 mai, International crisis group (ICG) dénombrait déjà 1.850 morts en 20 mois d’affrontements, 530.000 déplacés internes et des dizaines de milliers de réfugiés au Nigéria voisin. Ayuk Tabe et ses coaccusés constituaient la branche politique du mouvement séparatiste camerounais, prônant la négociation avec Yaoundé comme issue à la crise.