Sénégal: démission du frère du chef de l’État sur fond de scandale pétrolier et gazier

© AP Photo / Hasan Jamali, FileExtraction du pétrole
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Suite à la diffusion par la BBC d’un documentaire sur «le scandale à 10 milliards de dollars» de Pétrotim, la polémique ne désenfle pas au Sénégal. Directement mis en cause, Alioune Sall, le frère du Président Macky Sall, vient de démissionner. Sputnik a demandé à un éditorialiste et deux activistes d’analyser les conséquences politiques.

«Fort de la conviction profonde que demain il fera jour, et que la lumière finira d’avoir raison des ténèbres, je prends ici, devant vous, la décision de donner ma démission de la tête de la Caisse de Dépôts et de Consignations [CDC, ndlr] à compter de ce jour», a annoncé Aliou Sall dans une lettre diffusée à la presse le 24 juin 2019, après une tentative avortée de «déclaration publique» devant à la mairie de Guédiawaye (banlieue de Dakar).

Aliou Sall est le frère cadet de Macky Sall, élu Président en 2012 et réélu en 2019. Il est aussi maire de Guédiawaye. En 2017, il avait été nommé directeur général de la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC), un établissement public faisant notamment office de «banquier du service public de justice».

L’annonce de sa démission de la tête de la CDC intervient en pleine tempête médiatique après la diffusion du documentaire de la BBC intitulé «Sénégal: un scandale à 10 milliards de dollars», qui a provoqué de nombreux remous au Sénégal. Plusieurs voix au sein de la société civile ont dénoncé une opacité dans la gestion des ressources pétrolières et gazières dans le pays, et l’implication d’Aliou Sall dans cette gestion.

Au sein de Benno Bokk Yakaar, la majorité présidentielle, l’annonce de la démission d’Aliou Sall a été saluée comme une «décision de haute responsabilité, courageuse et salutaire». Le mouvement citoyen Y’En A Marre, mobilisé pour réclamer la transparence dans le dossier, a regretté une «mesure tardive», tandis qu’Ousseynou Nar Guèye, éditorialiste sénégalais et directeur de publication du site d'information Tract.sn, interrogé par Sputnik, a estimé que cette démission était loin d’être le dernier développement de cette affaire à rebondissements.

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Les allégations de corruption présumée visant le frère du chef de l’État sénégalais ne sont pas nouvelles. Depuis plusieurs années, elles font l’objet d’articles dans la presse locale et ont même donné lieu à des manifestations de protestation en 2016. Aliou Sall avait été obligé, déjà, de quitter son poste d'administrateur de Timis Corporation Sénégal, une société pétrolière de Frank Timis, un homme d’affaires australo-roumain, en contrat avec l'État.

Avec la diffusion, le 3 juin 2019, du documentaire de la BBC, la polémique à son égard est montée d’un cran. Ce magazine traite des conditions de l’attribution de marchés pétroliers au Sénégal et met en cause Frank Timis, Aliou Sall mais aussi BP, la compagnie pétrolière britannique. En s’en expliquant, Aliou Sall avait balayé toutes les révélations contenues dans ce documentaire et, notamment, celles concernant des rémunérations qu’il aurait perçues.

«On ne me reproche que d’être le frère du Président de la République, pas autre chose. [...] Les affirmations de la BBC sont totalement fausses», avait-il martelé devant la presse le 3 juin à Dakar, annonçant par ailleurs des plaintes à Dakar et Londres contre BBC.

Soutenu par son frère et des membres du gouvernement, le maire de Guédiawaye a été, à l’inverse, critiqué par l’opposition ainsi que des organisations de la société civile. Ces dernières ont saisi le prétexte de la diffusion au Sénégal du documentaire de la BBC pour relancer la mobilisation et réclamer la transparence dans la gestion des ressources pétrolières et gazières.

Résistant, dans un premier temps, aux appels à la démission qui se multipliaient, Aliou Sall a fini par jeter l’éponge de la CDC, tout en demeurant maire de Guédiawaye. Dans une lettre en date du 24 juin dont Sputnik a reçu une copie, il a expliqué avoir décidé de quitter la direction de la CDC à cause d’une «campagne» de dénigrement le présentant, selon lui, «comme l’ennemi public numéro un» qui travestit «les faits les uns après les autres».

«J’avais dans un premier temps décidé de répondre point par point aux accusations iniques sur mon appartenance à telle ou telle société, sur des éléments de salaire, sur des versements de commissions indues, sur une rente pétrolière ahurissante étalée sur pas loin d’un demi-siècle», écrit Aliou Sall dans sa lettre.

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Pour Élimane Kane, un expert sénégalais en gouvernance, président de LEGS Africa (Leadership, Éthique, Gouvernance et Stratégies pour l’Afrique), un think tank panafricain basé à Dakar qui a lancé une pétition réclamant une saisine de la justice dans «l’affaire Aliou Sall», cette démission est une étape dans la mobilisation, pas sa fin:

«Ce n’est pas encore une victoire mais c’est un élément important sur le plan de la lutte psychologique», a déclaré à Sputnik Élimane Kane. «Nous pensons que c’est un acte assez important, en même temps, nous savons que ceci n’est pas la finalité de la demande du peuple sénégalais, et particulièrement de celle que nous [à LEGS Africa], nous avons formulée en souhaitant qu’une action judiciaire soit ouverte et que cette affaire soit définitivement clarifiée», a-t-il ajouté.

Depuis sa révélation, a-t-il indiqué, «ce scandale» rassemble de nombreux éléments «qui impliquent pas mal d’autorités», dont des membres du gouvernement à l’époque de la signature des contrats pétroliers, mais aussi le chef de l’État, «qui a la seule et unique responsabilité présidentielle de signer des contrats avec des parties tiers». «Ce dossier doit être suivi jusqu’au bout», a-t-il plaidé, précisant que LEGS Africa maintenait ouverte sa pétition lancée le 3 juin qui demande à saisir la justice. Elle avait recueilli près de 27.000 signatures au 26 juin vers 10H00 GMT.

La société civile ne compte pas relâcher la pression dans l’affaire, a également assuré à Sputnik Mouhamed Moriba Cissokho, secrétaire administratif de Y’En A Marre. Ce mouvement est partie prenante d’une plateforme formée le 8 juin par des organisations de la société civile, partis politiques et personnalités. Baptisée Aar Li Ñu Bokk, elle a pour objectif «la sauvegarde des richesses pétrolières et gazières du Sénégal», selon ses responsables, qui ont organisé un rassemblement de milliers de personnes le 21 juin à Dakar autour de ces préoccupations.

«Aar Li Ñu Bokk signifie "préserver ce que nous avons de commun ou ce qui nous est le plus cher», a précisé à Sputnik Mouhamed Moriba Cissokho. «Aliou Sall n’aurait pas dû attendre qu’il y ait des mouvements de foule pour démissionner de la CDC, il aurait dû le faire dès l’éclatement de l’affaire» et il faudrait maintenant «qu’il se mette à la disposition de la justice», a ajouté l’activiste de Y’En A Marre.

En clair, a assuré Mouhamed Moriba Cissokho, «cette démission d’Aliou Sall n’est qu’une première étape» et la mobilisation se poursuivra «tant qu’il n’y aura pas de transparence autour de la gestion des ressources minérales», quitte à l’adapter aux rebondissements futurs.

Sputnik a sollicité des responsables du parti du Président mais aussi de la majorité plusieurs heures durant le 25 juin,  sans suite. Dans un communiqué diffusé le 25 juin en fin de journée, une plateforme de partis et organisations de Benno Bokk Yakaar, la coalition au pouvoir, a estimé que «les graves accusations» portées contre Aliou Sall n’étaient «encore corroborées par aucune preuve» et prend acte de sa démission de la tête de la CDC.

Dans ce texte reçu par Sputnik, elle «salue et appuie cette décision de haute responsabilité, courageuse et salutaire d’Aliou Sall qui, sans nul doute, facilitera la manifestation de la vérité». Sans citer de noms mais faisant référence à des opposants, elle fustige «un abus et des dérives» orchestrés par «quelques politiciens, manipulateurs, vindicatifs, dépourvus de tout sens de responsabilité».

Pour sa part, Ousseynou Nar Guèye, l’éditorialiste et directeur de publication de Tract.sn, considère qu’Aliou Sall «n'avait plus d'autre choix que la démission de la tête de la CDC», non seulement «pour mettre à l’aise son frère le Président», mais aussi «pour être à même d'être audible dans la ligne de défense qu'il s'est choisi: ‘Je suis innocent et blanc comme neige’».

Ce faisant, il a «marqué contre son camp, car tout le camp présidentiel était contre toute idée de démission d'Aliou Sall» de la CDC, a analysé Ousseynou Nar Guèye, observant par ailleurs que par la posture qu’il a adoptée et la théâtralisation de l’annonce de son départ, il semble vouloir «continuer de livrer la bataille de l'opinion».

Toutefois, a-t-il noté, le fait qu’il conserve son mandat de maire de Guédiawaye n’est pas «cohérent», au moment où des opposants au Président Macky Sall ont été arrêtés et détenus après avoir été mis en cause dans des affaires de malversations présumées.

«Même pour la mairie de Guédiawaye, si Aliou Sall est mis en cause par la justice sénégalaise, le gouvernement doit le démettre de la tête de la mairie, comme cela a été le cas pour Khalifa Sall [ex-maire central de Dakar, ndlr]. Sinon, on serait dans du deux poids, deux mesures», a indiqué Ousseynou Nar Guèye.

Khalifa Sall, qui était maire de Dakar depuis 2009, a été arrêté et incarcéré en 2017, jugé et condamné en appel en 2018 à cinq ans de prison ferme pour détournement présumé de fonds publics, une accusation qu’il a toujours niée. Ses partisans ont dénoncé un procès politique, attribuant ses déboires à son statut d’opposant à Macky Sall. Par décret présidentiel fin août 2018, il a été révoqué de ses fonctions de maire.

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Ousseynou Nar Guèye ne s’attend pas à une baisse, dans l’immédiat, de la mobilisation dans ce dossier qui, a-t-il souligné, a mis vent debout plusieurs profils. Elle «est menée à la fois par des politiciens sans mandat électif» semblant en profiter pour s’aguerrir «en attendant les élections locales de décembre, par des opposants avec mandat électif» mais aussi par la société civile «qui demande la transparence et la fin de l'affairisme d'État dans les contrats pétroliers et gaziers».

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Selon le documentaire de la BBC, Frank Timis a, à travers une société créée en 2012, obtenu des droits d’exploration pour deux concessions de pétrole et de gaz au large des côtes sénégalaises, sans aucune expérience dans le secteur. La BBC croit savoir que pour s’assurer de l’obtention du contrat, le groupe de Timis s’est adjoint les services d’Aliou Sall qui «a été payé 25.000 dollars par an pendant cinq ans» [plus de 22.000 euros, près de 14,6 millions de francs CFA en juin 2019, ndlr] et «s’est vu promettre des actions d’une valeur de 3 millions de dollars [aujourd’hui près de 2,7 millions d’euros, près de 1,75 milliard de francs CFA, ndlr] dans les sociétés de Frank Timis».

Après avoir acquis en 2016 des actions de Frank Timis, BP a racheté en 2017 le reste de ses parts dans les concessions «pour 250 millions de dollars» [aujourd’hui environ 222 millions d’euros, près de 146 milliards de FCFA, ndlr] et, selon le contrat de redevances liant les deux parties, la compagnie britannique doit verser «entre 9 et 12 milliards de dollars» [aujourd’hui entre 8 et 10,66 milliards d’euros/entre près de 5.245 milliards et près 7.000 milliards de francs CFA, ndlr] au groupe de Timis «au cours des 40 prochaines années», toujours selon la BBC.

Le 12 juin, Serigne Bassirou Guèye, le procureur général de la Cour d’appel de Dakar, avait annoncé à la presse que, sur saisine du ministre de la Justice, une enquête a été ouverte afin de déterminer «la réalité ou non de toutes ces accusations de malversation, de concussion, de conflits d'intérêts». Le même jour, Me Mouhamadou Moustapha Dieng, un des avocats d’Aliou Sall, a annoncé qu’il renonçait aux plaintes initialement annoncées contre BBC, «en attendant l’issue» de l’enquête du procureur. A la place, il comptait saisir la BBC pour enquêter en interne sur le respect de son éthique par sa journaliste ayant mené les investigations.

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