Bons baisers de Russie: pourquoi Brejnev embrassait Carter

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Brejnev et Carter à Vienne - Sputnik Afrique
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Il y a 40 ans, Brejnev et Carter signaient le traité START II. Le 18 juin 1979 à Vienne s'est tenu le dernier «bal» de détente avant une nouvelle aggravation de la guerre froide - et le monde entier a pris connaissance de l'abréviation START II.

L'histoire des relations entre l'Union soviétique et les États-Unis, les deux superpuissances du XXe siècle, n'a jamais évolué de manière linéaire, rappelle le quotidien Izvestia. Pour ces deux pays, les années 1970 se sont déroulées sous le signe de la détente mutuelle. Retour sur les circonstances de la signature du Traité de réduction des armes stratégiques.

Un réchauffement temporaire

Pourquoi les deux adversaires avaient-ils décidé de faire un pas l'un vers l'autre? Premièrement, l'Union soviétique venait d'atteindre la parité avec les États-Unis en matière d'armements stratégiques, et avait affiché ses intérêts dans sa manière de régler la crise tchécoslovaque de 1968. De leur côté, les Américains achevaient avec beaucoup de pertes la guerre du Vietnam. Certains Américains témoignaient du respect envers l'expérience soviétique, et depuis les années 1920 l'URSS tenait en grande estime le sens des affaires américain et cherchait même à le cultiver sur son territoire.

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Nombre de Soviétiques et d'Américains avait conscience du danger que représentait une accélération permanente de la course aux armements. Il fallait chercher des points de convergence. Autre facteur: le bon vivant Leonid Brejnev était un bon négociateur au début des années 1970.

En 1972, l'URSS a été visitée pour la première fois par le président américain Richard Nixon. Il a été pratiquement accueilli comme un ami. Et certainement pas comme un ennemi. Mais il ne s'agissait pas seulement de l'établissement d'un contact au sommet: des négociations permanentes ont démarré avec la participation  de centaines de diplomates, d'experts et de responsables. En sept ans, entre 1972 et 1979, les négociations ont permis de mettre au point trois grands accords, qui restent à ce jour les piliers d'une paix fragile à l'ère nucléaire. Il s'agit de deux traités de réduction des armes stratégiques (START I et START II) et du traité sur la défense antimissile (ABM).

Le dialogue était entretenu à plusieurs niveaux, des chefs d’État aux sportifs et aux chercheurs en passant par les producteurs et les travailleurs du commerce. Le symbole le plus marquant de la détente a été l'arrimage des vaisseaux spatiaux Soyouz et Apollo, poignée de main symbolique entre les deux puissances dans l'espace. Tout aussi symbolique fut la série documentaire The Unknown War, sur laquelle ont travaillé conjointement Soviétiques et Américains.

En URSS est arrivé le pepsi-cola, et aux USA la fameuse vodka russe. Les commentateurs politiques, dénonçant les ulcères du capitalisme, ont commencé à parler de l'Amérique avec un certain respect. Certes, le conflit entre les deux systèmes se poursuivait, mais sans exacerbation.

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Leonid Brejnev était probablement le principal partisan de la détente au sein du Politburo. Du moins, le chef du gouvernement Alexeï Kossyguine, le ministre des Affaires étrangères Andreï Gromyko et le ministre de la Défense Andreï Gretchko cherchaient de temps à autre à dompter les «élans pacifistes» du secrétaire général. A la fin des années 1970, il est devenu plus difficile de s'entendre avec les États-Unis. Les blessures vietnamiennes guérissaient et les «faucons» américains étaient de nouveau prêts à se battre pour l'hégémonie mondiale.

Et l'Union soviétique, malgré la détente, avait également renforcé sa puissance militaire et son expansion diplomatique. Le Pentagone était particulièrement préoccupé par le développement sans précédent de la flotte soviétique, encore nettement inférieure à celle de l'Otan quelques années plus tôt. D'autant que Washington remarquait que la Russie devenait parallèlement une superpuissance énergétique, ce qui offrait à Brejnev la possibilité de renforcer l'armée et l'industrie militaire.

La plupart étaient conscients de la nécessité de forcer les négociations pour signer les traités au plus vite.

«La tentation de combiner la détente au durcissement de la pression sur l'Union soviétique grandira. Cette attitude apportera de terribles résultats. Nous-mêmes ne l'aurions jamais toléré de la part de Moscou. Et Moscou ne le tolérera pas de notre part. Au final, nous reviendrons à la guerre froide», avertissait Henry Kissinger, partisan de longue date de la coexistence pacifique entre les deux superpuissances.

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Jimmy Carter, vainqueur de la présidentielle de 1976, fut probablement le plus excentrique des locataires de la Maison-Blanche au XXe siècle. Il était considéré comme idéaliste, voire comme un Don Quichotte. Pendant les débats de campagne il parlait constamment, en souriant, de la réduction des dépenses militaires et de nouvelles négociations avec l'Union soviétique… Bien évidemment, la réalité politique s'est avérée plus complexe que les déclarations de bonnes intentions. Néanmoins, Moscou et Washington ne doutaient pas de la nécessité d'établir le contact entre les chefs d’État.

En mars 1977, le secrétaire d’État américain Cyrus Vance est parti «en reconnaissance» en URSS. Ses propositions ont été rejetées par le Kremlin car elles contenaient des exigences excessives. Ce qui a lancé une série de négociations et de mises au point, dans lesquelles le rôle principal revenait à «Monsieur Non», Andreï Gromyko, qui s'est rendu plusieurs fois aux États-Unis.

Voilà ce qu'Andreï Gromyko racontait des batailles diplomatiques de l'époque:

«Les spécialistes américains ont persuadé le Président que lors des négociations les USA devaient mettre l'accent sur les missiles «lourds» de l'URSS et que c'était le nombre de ces missiles que la partie soviétique devait obligatoirement réduire. Cette idée était profondément ancrée dans la tête de Carter parce que les spécialistes lui avaient expliqué avec leurs doigts. D'ailleurs, il avait essayé de me le montrer de la même manière. A un certain moment de notre discussion Carter a posé sur la table des missiles en plastique: une rangée représentait les missiles soviétiques, et une autre les missiles américains. En montrant nos deux missiles de "taille" largement supérieure aux plus gros missiles américains et en tapant du doigt, il a dit: C'est ceux-là que nous craignons le plus! En un mot, en montrant des jouets, il a essayé d'éviter l'argumentation sur le fond et en était visiblement satisfait.»

Les débats et les consultations ont duré plus d'un an. Chaque ogive était comptée. Les généraux des deux pays se méfiaient du nouveau traité. Tels des joueurs de poker, chacun soupçonnait l'adversaire de tricher. Les chefs des délégations Viktor Karpov et Ralph Earle vérifiaient minutieusement chaque position en plongeant dans les nuances techniques. Les derniers différends n'ont pu être réglés que dans la nuit qui a précédé la signature du traité.

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L'opéra de Vienne

En 1979, la santé de Brejnev s'est nettement détériorée. Entre infarctus, AVC, penchant pour les somnifères et autres conséquences de contusions du front, de facto le pays était dirigé par le «grand trio»: le nouveau ministre de la Défense Dmitri Oustinov, le directeur du KGB Iouri Andropov et le ministre des Affaires étrangères Andreï Gromyko.

Mais la «lutte pour la paix» restait le cheval de bataille de Leonid Brejnev, qui devançait tous ses confrères en la matière. Chaque réunion était difficile pour Brejnev, qui répondait même aux questions les plus élémentaires avec des antisèches préparées à l'avance, et plaisantait moins. Désormais, il devait mesurer chacun de ses pas selon les recommandations médicales.

Au printemps 1979 il est devenu clair que Brejnev et Carter étaient sur le point de signer le fruit de nombreuses années d'efforts des négociateurs. Avant cela, les Présidents américains (Nixon et Ford) s'étaient rendus deux fois de suite en URSS. Conformément à l'étiquette diplomatique, Brejnev devait donc effectuer une visite à son tour. Mais il n'aurait pas supporté le vol transatlantique et les dirigeants sont convenus de se rencontrer à Vienne. Même pour venir en Autriche, le dirigeant soviétique avait pris un train spécial car les médecins lui avaient interdit de prendre l'avion.

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Pendant la conférence de presse du porte-parole du Comité central Leonid Zamiatine, ce dernier a été interrogé sur la santé de Brejnev. Évidemment, la réponse était prévue d'avance:

«Le camarade Brejnev accomplit un immense travail d’État et de parti dans notre pays. Ici, à Vienne, vous aurez l'occasion d'observer son travail, or ce travail demande une très bonne santé. Et il ne s'en plaint pas. Ce qui paraît dans votre presse ne sont que des suppositions.» Ce qui sonnait davantage comme une menace que comme une réponse convaincante.

Et c'est là que le correspondant du quotidien Izvestia à Washington Melor Sturua s'est fait remarquer en retournant la question pendant la conférence de presse: «Et comment va la santé politique de monsieur Carter?» La popularité du Président américain était effectivement en baisse, et par cette question Melor Sturua avait clairement marqué un point.

Le premier jour de leur visite à Vienne, Brejnev et Carter ont rencontré le Président autrichien. Le secrétaire général du Parti communiste avait alors déclaré: «Dieu ne nous pardonnerait pas d'avoir échoué». Personne ne s'attendait à ce que le dirigeant soviétique se réfère au Seigneur. C'était une phrase spécialement préparée, qui a eu l'effet escompté.

Carter, très croyant, a immédiatement inscrit cette phrase dans son carnet. Brejnev ne l'avait pas apprécié: il avait noté l'agitation du Président américain. Ils ont continué de s'observer pendant le programme culturel. Impossible de venir à Vienne sans aller à l'opéra. Ce jour-là jouait Mozart, Die Entführung aus dem Serail (L'Enlèvement au sérail). Le traducteur de tous les dirigeants soviétiques aux négociations anglophones, Viktor Soukhodrev, se souvenait:

«Leonid Brejnev ne voulait pas aller au théâtre et l'avait dit à Carter encore pendant leur entretien avec le Président autrichien. Il a alors cherché à persuader Brejnev d'assister au moins au premier acte pour paraître devant la presse, et cette fois Leonid Brejnev n'a pas répondu avec une antisèche: "Eh bien, si monsieur Carter y va, le camarade Brejnev y sera aussi". Les hôtes de marque ont eu droit à des ovations. Mais Brejnev s'ennuyait pendant la prestation, et luttait contre le sommeil. Il a tenu jusqu'à l'entracte avant de rentrer à l'hôtel.»

L'histoire d'un baiser

La cérémonie officielle s'est déroulée dans la grande salle de la Redoute du palais de Hofburg, avec la participation de nombreux correspondants et invités de marque. Cette salle gardait en ses murs le souvenir des vainqueurs de Napoléon qui avaient décidé du sort de l'Europe à Vienne. Les lustres brillaient, les photographes s'agitaient. Et personne ne pouvait imaginer qu'il s'agissait du dernier bal de la détente, que moins de six mois plus tard les relations américano-soviétiques se dégraderaient jusqu'au boycott des Jeux olympiques.

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Ce jour-là, les dirigeants ont signé quatre documents: le Traité de réduction des armes stratégiques, le protocole à celui-ci, la Déclaration conjointe sur les principes et les axes principaux des négociations à venir sur la réduction des armes stratégiques, ainsi que les Déclarations convenues et les ententes générales concernant le Traité entre l'URSS et les USA sur la réduction des armes stratégiques.

A la fin, Brejnev et Carter n'ont pas seulement échangé une poignée de main: ils se sont embrassés. Cet élan est devenu le point culminant du jour.

Andreï Gromyko se souvenait:

«Avant qu'ils ne se lèvent j'ai demandé au ministre de la Défense de l'URSS Dmitri Oustinov (nous nous tenions sur le côté):

- Tu penses qu'ils vont s'embrasser?

- Non, dit-il, aucune raison.

- Je n'en suis pas sûr. Même si je suis d'accord que ce geste n'est pas obligatoire.

Mais nous avons été tous les deux agréablement surpris par l'initiative de Carter. Le traité a été scellé par un baiser: la salle a applaudi.»

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Les concurrents républicains de Carter aux élections lui ont rappelé pendant longtemps ce geste,  présenté comme une faiblesse du Président américain qui aurait cédé aux caprices de Brejnev, connu pour aimer ce genre d'élans.

Avec ses collaborateurs, Leonid Brejnev a résumé la soirée ainsi:

«Carter est un bon gars, mais faible. On ne le laissera rien faire.»

Ententes officielles, ententes personnelles

Le traité déterminait clairement la quantité des armements, les restrictions de modernisation et le régime détaillé des inspections réciproques. Pour la première fois de l'histoire, le traité déterminait un volume d'armements stratégiques de tous les types égal pour les deux camps: 2.400, et 2.250 à partir du 1er janvier 1981. Le traité prévoyait également l'interdiction de déployer des armes nucléaires dans l'espace. Il est possible d'écrire sans fin sur les détails du START II en jonglant avec les chiffres et les caractéristiques techniques des armements.

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Brejnev a dû renoncer aux négociations officieuses en tête-à-tête: surmené, en 1979, il ne pouvait supporter que de brèves cérémonies protocolaires. Seul à seul (en présence des traducteurs) Brejnev et Nixon ont parlé seulement pendant une demi-heure. Il était essentiellement question des garanties de la mise en œuvre des accords et des inspections réciproques. La parole d'honneur a tout de même un sens à un tel niveau: même quand les relations entre les deux pays se sont détériorées, les parties n'ont pas renoncé aux accords officiels, ni personnels.

Peu de temps après le baiser de Vienne, les relations entre les deux puissances se sont dégradées: fin 1979, l'URSS a envoyé ses troupes en Afghanistan, la détente a cédé la place à une nouvelle aggravation de la guerre froide. Le Sénat américain n'a jamais ratifié le START II. Mais les principaux termes du traité étaient respectés aussi bien par l'Union soviétique que par les États-Unis. L'instinct de survie s'est avéré plus fort que les ambitions.

En 1979, l'URSS, les USA et l'UE qualifiaient ce traité d'historique. Les accords de Vienne ont stoppé l'accroissement des réserves nucléaires par les deux superpuissances. Le monde était devenu plus sûr. Les résultats de ces accords continuent d'avoir du poids dans les négociations internationales à ce jour.

Les opinions exprimées dans ce contenu n'engagent que la responsabilité de l'auteur de l'article repris d'un média russe et traduit dans son intégralité en français.

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