Le Sahara occidental vaut-il un «deal du siècle»? Le dilemme marocain

© AFP 2024 Fadel SennaRabat
Rabat - Sputnik Afrique
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En recevant l'envoyé du Président américain, chantre du «deal du siècle», Rabat essaie de tirer son épingle du jeu, restant fidèle à sa position de principe sur la question palestinienne, écoutant son opinion publique majoritairement anti-israélienne, mais sans s'attirer les foudres d'Oncle Sam, principal soutien sur le dossier sahraoui.

La visite de Jared Kushner, proche conseiller et gendre du Président américain, à Rabat, a imprimé un sentiment de forte appréhension chez les Marocains. L'objet de la visite, son timing, parlent d'eux-mêmes. Depuis deux ans, les chancelleries américaines et arabes bruissaient de sournois marchandages. Leur objet? Un fameux «deal du siècle», une nouvelle «approche», une panacée au sempiternel dossier palestinien, celui-là même qu'on «gère», depuis des décennies, au Département d'État américain, comme on gèrerait, ailleurs, les fluctuations du chômage.

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L'heure de la concrétisation a sonné, pour la nouvelle administration américaine. On mobilise les alliés…et on veille à la neutralisation des derniers récalcitrants. Au premier rang desquels, le roi du Maroc, Mohamed VI, qui préside le Comité Al Qods, fondé par l'Organisation de la Conférence Islamique en 1975. Autre étape prévue, non moins significative: Amman. Pour Samir Bennis, ancien conseiller politique auprès de l'ONU, l'explication de cet itinéraire va de soi: il s'agit de «s'assurer que ces deux pays ne s'opposent pas de manière frontale au deal».

«Vers la fin du mois de mars, le Roi de Jordanie s'est déplacé au Maroc pour rencontrer le Roi. C'est là qu'ils ont lancé "l'Appel de Jérusalem", où ils renouvelaient leur position de principe et de soutien à l'État palestinien et à l'importance centrale de la question de Jérusalem, ainsi que leur opposition à tout changement du statut politico-juridique de la ville», explique cet analyste marocain dans un entretien à Sputnik.

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Au regard plus particulièrement de la Jordanie, «qui ne veut pas entériner ce plan américain», Amman a été soumise, récemment, «à beaucoup de pressions de la part de l'Arabie Saoudite et des Émirats Arabes Unis», deux pays estimant «que leur alliance avec Israël contre l'Iran leur servira pour asseoir leur hégémonie et assurer que leur régime ne soit pas menacé par des révoltes populaires comme celles qui ont eu lieu dans pas mal de pays arabes notamment en Algérie et au Soudan». Pour l'analyste politique jordanien Bassam Ouda, s'exprimant auprès de Sputnik, l'opposition d'Amman au plan proposé par Kushner vient du fait que le roi hachémite voit dans cette initiative une menace contre la tutelle historique qu'exerce la Jordanie sur les sanctuaires islamiques et chrétiens à Jérusalem. Une tutelle à «l'importance capitale», puisqu'elle constitue, à bien des égards, le ciment de la stabilité de la société jordanienne, où la composante palestinienne est prépondérante.

«Si Abdallah II s'est déplacé au Maroc, c'est parce qu'il sait que l'initiative de Kushner pourrait mettre en péril, également, l'influence du Roi marocain en tant que président du comité Al Qods. Le moment choisi pour cette visite est révélateur. Un moment où Amman subissait des pressions de pays du Golfe pour faire des concessions, et alors que les relations entre Rabat et ces capitales sont perturbées. Une manifestation de solidarité avec le Maroc, et un désir d'afficher son indépendance par rapport à ces pays» poursuit l'analyste jordanien auprès de Sputnik.

La tournée de Kushner montre, dès lors, qu'il y a «une inquiétude au sein de l'administration américaine qu'il n'y ait pas, encore, de consensus ou une unanimité, parmi les pays arabes concernant ce qu'on appelle ‘‘le deal du siècle''», suppose Samir Bennis.

«Depuis, qu'on a commencé à en parler, le Maroc a réaffirmé, tacitement, son opposition à tout plan qui ne soit conforme à la solution des deux pays longtemps défendue par les États-Unis eux-mêmes, ainsi qu'à la volonté de l'Arabie Saoudite et des Émirats Arabes Unis de concocter une solution de connivence avec les Israéliens. Le Maroc n'a pas été consulté sur les tenants et aboutissant de ce plan, et il serait naïf de penser qu'il puisse entériner une proposition qui a été faite sur mesure pour servir les intérêts d'Israël aux dépens des Palestiniens», affirme à Sputnik l'expert marocain.

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Les détails du projet n'ont pas encore été révélés dans le détail. Mais la politique de l'administration Trump, dont le pro-israélisme n'a d'égal que le peu de cas qu'elle fait du droit international en la matière, laisse planer peu de doute quant à leur teneur. En décembre 2017, les États-Unis reconnaissaient, en effet, unilatéralement Jérusalem comme capitale d'Israël, avant d'arrêter, moins d'une année plus tard, leurs subventions à l'Agence onusienne dédiée aux réfugiés palestiniens, l'UNRWA. Une démarche préjugeant d'une redéfinition de l'approche américaine de la question des réfugiés palestiniens, ainsi que de leur «droit au retour». Le tout, sans compter l'onction américaine, à peine voilée, quant à l'extension de la colonisation israélienne en Cisjordanie. Les fondements des revendications palestiniennes, en accord avec le droit international, étant ainsi hypothéquées, le "deal" se recentrerait sur une approche purement économique, principalement à travers l'injection de gros investissements dans les territoires palestiniens.

Or, «Le Maroc a toujours été clair sur le principe d'un État palestinien basé sur les frontières d'avant 1967, avec pour capitale Jérusalem, ainsi que sur le retour des réfugiés. D'ailleurs, quand Donald Trump a annoncé le transfert de l'ambassade américaine de Tel Aviv à Jérusalem, le Roi Mohamed VI lui a envoyé une lettre dans laquelle il exprimait la position claire du Maroc et son opposition à toute action visant à porter atteinte aux revendications primordiales des Palestiniens», rappelle Samir Bennis.

Outre sa position de principe, Rabat ne saurait ignorer son opinion nationale, fortement hostile à tout rapprochement avec les Israéliens.

«Au Maroc comme en Tunisie, à la différence de pays du Golfe, l'État tient toujours compte de l'opinion publique nationale. L'État ne peut aller à l'encontre du sentiment général. Or celui-ci est unanime et soutient la Palestine », ajoute l'ancien conseiller politique auprès des Nations Unies et actuel conseiller politique à Washington.

Trois organisations marocaines sont ainsi montées au créneau, ce mardi 28 mai, fustigeant la visite de l'officiel américain. Pour le Groupe de travail national pour la Palestine, l'Association marocaine de soutien à la lutte palestinien (AMSLP) et l'Instance marocaine de soutien aux causes de la Oumma, l'objectif poursuivi par la visite de Jared Kushner est clair. Il s'agit «de promouvoir son deal, et pousser le Maroc à prendre part à cette prétendue conférence économique de Bahreïn pour la normalisation avec le sionisme», peut-on lire dans un communiqué rédigé par ces trois organisations, rapporté par le site d'information Hespress.

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«Nous maintenons la pression pour qu'il n'y ait point de concession sur ce dossier. Nous sommes également conscients que ceux-ci [les gouvernements arabes, ndlr] subissent beaucoup de pressions pour finir par accepter l'inacceptable, c'est-à-dire un État pour les Palestiniens qui n'en soit pas vraiment un. Les Américains, depuis un moment, essaient d'attirer les Palestiniens hors des solutions consacrées par l'approche internationale», a déclaré à Sputnik Mohamed Andaloussi Benjelloun, président de l'AMSLP.

Tout de même, sa position de principe, malgré la pression de son opinion publique, fera que le Maroc ne s'opposera pas de manière frontale au projet de l'administration Trump. Et pour cause, Rabat a une épine dans le pied. Celle-ci a pour nom Sahara occidental, et pour principal soutien, les États-Unis d'Amérique. Un dilemme que Rabat compte résoudre en affichant un profil bas, prédit Samir Bennis.

«Tout d'abord, il faudrait garder en tête que le plan américain n'a pas de chance d'aboutir, car les Palestiniens l'ont rejeté. Au pire, et admettons que Trump voudrait quand même l'imposer pour satisfaire plus de 70 millions d'Américains évangélistes, le Maroc se tiendrait en retrait pour éviter de donner un signe qu'il a approuvé le plan de Donald Trump. En situation difficile, s'il devait choisir entre s'opposer frontalement à Washington ou se tenir en retrait, je crois qu'il se tiendrait en retrait parce qu'il a aussi intérêt à ne pas s'attirer les foudres des Américains dont il a besoin pour la question du Sahara. C'est le point principal, d'ailleurs, sur lequel jouent les Américains pour mettre la pression sur le Maroc», conclut l'expert marocain.

Mohamed Andaloussi Benjelloun, président de l'AMSLP, assure à Sputnik: «on ne va pas lâcher les Palestiniens, et on est conscient des pressions. Mais, malheureusement ces pressions sont le fait d'une situation favorisée par nos voisins et frères…[algériens, qui soutiennent le Polisario, ndlr]».

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