Pour ses vœux «pieux» à l'occasion du mois de ramadan, Béji Caïd-Essebsi (BCE), le Président tunisien, a surtout tenu à transmettre quelques messages très politiques. Après avoir évacué, en trente secondes, les vœux d'usage, le chef de l'État s'est essayé à commenter la situation politique et économique «critique» du pays.
En guise d'illustration, il est revenu sur quelques événements qui ont défrayé la chronique tunisienne ces dernières semaines: le décès tragique d'une quinzaine de nourrissons prématurés suite à des «défaillances» de gestion, la mort d'une douzaine d'ouvrières agricoles, alors qu'elles étaient transportées dans des conditions misérables et finalement, trois jours de grève des transporteurs de carburant qui, sans avoir littéralement paralysé le pays, n'en ont pas moins ralenti le fonctionnement.
Le dernier jour, l'armée est venue à la rescousse sur ordre du gouvernement, en réquisitionnant 20 camions pour assurer un service minimum. Une initiative curieusement saluée dans son allocution par le Chef de l'État, alors qu'il avait consacré depuis quelques mois, la plupart de ses sorties médiatiques à pourfendre l'action du gouvernement et de son chef, Youssef Chahed.
Pour Salaheddine Jourchi, analyste politique tunisien, il s'agit bien «d'une fleur jetée au Chef du gouvernement», sanctionnant un rapprochement observé depuis quelque temps, mais sans que le Président lui délivre pour autant de chèque en blanc:
«Le Président a voulu insister sur l'importance des mesures prises par le gouvernement sur deux plans. Il a évoqué ce recours à l'armée et il en a profité pour saluer l'armée, prompte à servir le pays sans arrière-pensée politique.
Deuxièmement, il a souligné l'importance des mesures économiques menées par gouvernement. Il jette une fleur au Chef du gouvernement, tout en insistant sur le fait que les annonces gouvernementales devraient trouver application et concrétisation, et non rester au stade de promesses. On peut donc affirmer que la relation avec Chahed ne s'est pas encore totalement éclaircie, si on devait en juger à partir des quelques mots que le Président a prononcés», décrypte Salaheddine Jourchi, approché par Sputnik.
La détérioration des relations entre le Président de la République et le Chef du gouvernement, qu'il avait pourtant, à la surprise générale, lui-même nommé en août 2016 a éclaté au grand jour courant 2018. La crise au sommet de l'exécutif est souvent présentée comme le corollaire des bouleversements des équilibres parlementaires issus des élections de 2014.
Sorti vainqueur de ces deux scrutins, le parti présidentiel Nidaa Tounes s'est progressivement disloqué. Les dissidents contestaient en particulier le leadership de son directeur exécutif, Hafedh Caïd-Essebsi, le fils du Président. L'affaiblissement de Nidaa Tounes a été arithmétiquement profitable au parti d'inspiration islamiste Ennahda, propulsé premier parti à l'Assemblée des représentants du peuple (ARP).
Courant avril dernier, alors qu'il intervenait au congrès constitutif du parti Nidaa Tounes, le Président de la République invita les instances du parti à revenir sur le gel de l'adhésion de Chahed. L'appel lancé au fils prodigue (qui a dilapidé le réservoir parlementaire) pour le retour du fils prodige visait à reconstituer le «Nidaa Tounes historique» à la veille de nouvelles élections générales, auxquelles Caïd-Essebsi semble, à 92 ans, ne pas vouloir se présenter.
Ainsi, revenant sur le parcours du premier Président tunisien, Habib Bourguiba, Caïd-Essebsi a souligné dans son allocution télévisée la nécessité pour les dirigeants de «sortir avec honneur, en laissant la place aux jeunes, à de plus compétents qu'eux, pour servir la Tunisie».
Si bien qu'en s'en prenant dans son allocution aux instituts de sondage, le Président de la République, a «voulu davantage défendre le Chef du gouvernement», qui a enregistré une nette régression dans les dernières intentions de vote à la présidentielle d'octobre et novembre prochain, passant de près de 18% à 7,4%, rappelle Jourchi.
«Ce qui a rajouté une couche à la fièvre des élections, c'est les sondages. Ils montent quelqu'un au pinacle, avant de le placer, 10 minutes plus tard, au plus bas. On rajoute par-ci, on enlève par-là, et on se retrouve alors dans des schémas qui ne sont pas véritablement fidèles à la réalité. Mais, en même temps, on ne peut échapper à ces sondages. C'est désormais dans nos traditions. Je dirai simplement [aux acteurs politiques, ndlr] de ne pas prendre au sérieux ces sondages. Travaillez et préparez-vous bien!», a affirmé le Président tunisien dans son allocution.
«Les professionnels du secteur ne sont pas toujours d'accord sur la méthode à employer, de même qu'il y en a qui critiquent plus particulièrement celle employée par cet institut de sondage [Sigma, ndlr]. Les intentions de vote constituent un sujet controversé en Tunisie et ne peuvent pas encore être admises comme une référence fiable. Même chose pour les chiffres concernant l'audimat, par exemple. Autant de questions qui n'ont pas été organisées par des textes normatifs, n'ont pas été assujetties à une méthodologie déterminée ni à des critères qui soient acceptés par tout le monde», développe l'analyste politique tunisien.
Quoiqu'ils plaçaient Ennahda toujours en première position, ces résultats ne créditaient le parti de Rached Ghannouchi que de 18% des voix. La régression d'Ennahda contre «la montée en flèche d'autres parties politiques» demeure «inexplicable», alors même que le parti était crédité en février dernier de 33%, rappelle Ennahda.
Pour l'élection présidentielle, dont le deuxième tour est prévu pour novembre prochain, le même institut de sondage place en tête des intentions de vote Kais Saïd (22,4%), un universitaire spécialiste de droit constitutionnel qui n'est formellement soutenu par aucune formation politique. Il est talonné (21,8%), par Nabil Karoui, publicitaire, homme d'affaires et patron de télé controversé, alors que la troisième place (12,4%) échoit à Abir Moussi, leader du Parti destourien libre (PDL), une formation «anti-islamiste», se réclamant de l'héritage Bourguiba, et dans une moindre mesure, de celle de Zine El Abidine Ben Ali.