«Il y a clairement eu une défaillance de la communication de renseignements. Le gouvernement doit prendre ses responsabilités, car si l'information avait été transmise aux bonnes personnes, cela aurait pu permettre d'éviter ou de minimiser ces attaques.»
Le 23 avril, le vice-ministre de la Défense sri lankais Ruwan Wijewardene a bien été obligé de reconnaître que tout n'avait pas été fait dans les règles concernant la prévention du risque terroriste. Les 253 morts qui ont péri dans les attaques terroristes qui ont frappé l'île le 21 avril rendent l'erreur terriblement lourde. Trop lourde pour Hemasiri Fernando, plus haut responsable du ministère de la Défense du Sri Lanka, qui a démissionné le 25 avril. Selon une source qui s'est confiée à l'AFP, «il a dit au Président Maithripala Sirisena qu'il acceptait la responsabilité» de cet échec. Même chose pour le chef de la police, Pujith Jayasundara, qui a également quitté son poste le lendemain. L'île a de nouveau été touchée par des explosions et des échanges de tirs entre forces de sécurité et suspects le 26 avril.
Guéguerre politicienne
Le 25 avril, on apprenait que les services indiens avaient prévenu leurs homologues sri lankais du risque d'attaque suicide qui pesait sur l'île. D'après l'AFP, qui se base sur une source «informée du dossier», des vidéos auraient été saisies par les services indiens en 2018: «Elles montraient un leader radical au Sri Lanka qui tenait des propos menaçants, indiquant que des attaques suicides étaient possibles.» D'après plusieurs médias indiens, il s'agissait de Zahran Hashim, chef du mouvement extrémiste sri lankais National Thowheeth Jama'ath (NTJ), qui se bat pour l'instauration d'un régime islamique au Sri Lanka et dans le sud de l'Inde. C'est ce même groupe qui a été accusé par les autorités sri lankaises d'être derrière les attentats. Comment de tels éléments ont-ils pu faire l'objet d'une mauvaise circulation de l'information?
«La coopération entre les services fonctionne bien entre le Sri Lanka et l'Inde dans le domaine antiterroriste. Ils ont une grande expérience. Pour moi, la faille ne se situe pas à ce niveau. L'information n'a pas été transmise au Premier ministre. Il est possible que les fidèles du Président aient volontairement gardé ces informations. Tout cela pourrait bien être le fait d'une lutte politique interne entre le Président et le Premier ministre», explique Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français et directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R).
Grâce aux informations arrivées de l'étranger, le chef de la police du Sri Lanka s'est fendu le 11 avril d'une note alertant sur le risque que le NTJ s'en prenne à des «églises emblématiques» par le biais d'attentats-suicide. Problème, ce document n'est jamais arrivé jusqu'au Premier ministre Ranil Wickremesinghe. Ce dernier et le Président Maithripala Sirisena se livrent une guerre politique sans merci et se détestent cordialement. En automne dernier, le Président avait même limogé son Premier ministre, avant de le remettre à son poste sept semaines plus tard, notamment pour des questions constitutionnelles.
Sri Lanka: démission du plus haut responsable du ministère de la Défense (AFP) https://t.co/67NrRLIyT5 pic.twitter.com/Sn7fYyU8jd
— RFI (@RFI) 25 avril 2019
Dans le cas présent, le fait que le Président Sirisena soit également ministre de la Défense et de l'Intérieur éveille quelques soupçons, qu'évoque ci-dessus Alain Rodier. «Dans le cadre de sa guerre en cours avec le Premier ministre, le Président a essayé de l'affaiblir de nombreuses façons, y compris en prenant la police sous son contrôle», appuie Alan Keenan, spécialiste du Sri Lanka à l'International Crisis Group (ICG), avant d'ajouter: «Donc il est tout à fait possible que la police ne veuille pas partager d'informations avec les ministres qui ne sont pas alignés sur le Président.»
Paikiasothy Saravanamuttu, président du Centre for Policy Alternatives à Colombo, va même plus loin: «Les leaders sont là pour protéger le peuple et ont échoué à le faire. […] Des gens ont payé de leur vie. C'est de la négligence criminelle.»
S'il n'a «aucune intention de dédouaner la responsabilité des autorités sri lankaises», Alain Rodier note tout de même que «des alertes de ce type arrivent très souvent et la très grande majorité des cas ce sont de fausses alertes».
Les autorités sri lankaises ont vite pointé la responsabilité du NTJ. Cette organisation est née en 2004 dans le sud-est de l'Inde. Elle a essaimé aux Émirats arabes unis, en Arabie saoudite, au Koweït, au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Australie, en France et bien sûr au Sri Lanka. Si la devise du mouvement «Il n'y a pas d'autre Dieu qu'Allah. Muhammad est le messager de Dieu» est claire, le NTJ était jusqu'ici «plus connu pour sa participation à des activités sociales que des actes terroristes», selon nos confrères du Télégramme, bien que ses membres aient déjà été accusé de faits de violences au Sri Lanka, notamment de vandalisme sur des statues bouddhistes en 2018.
«Le NTJ est une piste crédible. Tout d'abord, il y a de nombreuses associations de ce type présentes dans le monde et particulièrement au Sri Lanka et en Inde. Elles ont toujours des branches plus ou moins actives, soit dans le domaine social, soit dans la violence. Concernant le NTJ, il avait déjà été accusé d'avoir dégradé des statues bouddhistes au Sri Lanka. Mais rien de comparable avec ce qu'il s'est passé le 21 avril. Le pouvoir sri lankais attribue à une faction dissidente du NTJ les actions terroristes qui ont été lancées. L'enquête s'oriente effectivement vers des gens qui étaient membres de cette association. Mais de là à dire que c'est l'association NTJ dans son ensemble qui est responsable, cela me semble exagéré», analyse Alain Rodier.
La faction dissidente en question pourrait avoir été dirigée par Zahran Hashim. Ce dernier a mené l'attaque suicide contre l'hôtel Shangri-La comme l'a confirmé le Président Maithripala Sirisena lors d'une rencontre avec la presse le 26 avril.
Attentats au Sri Lanka: le prêcheur radical Zahran Hashim, que l'on voit au centre de la vidéo diffusée par l'#EI, est bien mort en kamikaze dans l'explosion à l'hôtel Shangri-La https://t.co/qRC16I2mgx
— Fab de Pierrebourg (@fabricedp) 26 avril 2019
Mais comment un prédicateur, jusqu'ici connu pour ses prêches virulents sur le Web, aurait-il eu les moyens d'organiser de telles attaques d'envergure? «Ici, personne ne peut penser qu'un groupe islamiste aussi petit que NTJ ait pu commettre toutes ces attaques de façon coordonnée et professionnelle», a déclaré un journaliste catholique sri lankais à nos confrères de La Croix. Dès le 22 avril, un porte-parole du gouvernement sri lankais indiquait qu'il avait «du mal à voir comment une petite organisation dans ce pays peut faire tout cela». «Nous enquêtons sur une éventuelle aide étrangère et leurs autres liens, comment ils forment des kamikazes, comment ils ont produit ces bombes», avait-il ajouté.
Des kamikazes «éduqués»
Au contraire du NTJ, Daech* s'est chargé le 23 avril de revendiquer les attentats, via son agence de propagande Amaq. Les attaques visaient, selon le groupe djihadiste «des ressortissants des pays de la Coalition (anti-Daech*) et les chrétiens». Une vidéo a été publiée par le groupe État islamique* montrant huit hommes prêtant un serment d'allégeance au chef de Daech*, Abou Bakr al-Baghdadi avec au centre… Zahran Hashim.
«Après les attentats, tout le monde se demandait si Daech* allait revendiquer et si oui, est-ce que l'on aurait affaire à une revendication opportuniste ou réelle. Quand l'on regarde bien les vidéos et messages en question, la piste du groupe État islamique* semble très crédible. Ils semblent avoir étaient en amont de l'action. Très vraisemblablement, les auteurs étaient patronnés par Daech*», analyse Alain Rodier.
Autre point atypique de l'affaire: le profil des terroristes. «La plupart» des kamikazes «sont éduqués et viennent de la classe moyenne ou la classe moyenne supérieure, donc ils sont assez indépendants financièrement et leurs familles sont assez stables, ce qui est un facteur inquiétant», a souligné Ruwan Wijewardene. L'un des assaillants a même étudié au Royaume-Uni avant de faire des études universitaires supérieures en Australie.
Pour Alain Rodier, ce n'est pas forcément étonnant, même si ce type de profil ne représente pas la majorité des terroristes:
«Quand on s'occupe de terrorisme et en particulier de terrorisme islamique, on s'aperçoit que l'on peut —pour résumer grossièrement- les diviser en deux populations. La majorité des activistes est composée de laissés-pour-compte que Daech* ou Al-Qaïda* rémunèrent. Ils ne sont souvent pas réellement au fait de la réalité de l'idéologie islamiste radicale. Ils agissent en révolte et le djihadisme représente pour eux, à l'heure actuelle, la seule idéologie qui leur permet d'exprimer leur colère par rapport à la misère dans laquelle ils se trouvent. L'autre partie est composée d'intellectuels. Ce sont des gens qui ont des moyens et n'ont pas besoin d'être rémunérés. Eux sont "idéologisés". Ils croient en la cause djihadiste.»
En attendant que toute la lumière soit faite sur ce drame, la situation reste très tendue au Sri Lanka. Alors que plus de 75 personnes ont déjà été arrêtées, la traque continue et une équipe du FBI est venue porter assistance aux autorités sri lankaises.
«Nous avons maintenant des informations selon lesquelles il y a environ 140 personnes au Sri Lanka liées au groupe État islamique*, nous pouvons et allons toutes les éradiquer très vite», a déclaré le Président Sirisena. Avant d'annoncer qu'une loi allait être votée pour interdire les groupes islamistes.
Le 25 avril, dans une atmosphère de panique, une série de fausses alertes à la bombe a secoué Colombo. Des employés se sont barricadés dans leurs bureaux et des rues ont été fermées afin de laisser intervenir les forces de sécurité. Pendant que les Pays-Bas rapatrient leurs citoyens, le Royaume-Uni a déconseillé à ses ressortissants de se rendre sur l'île et Israël a même appelé ses citoyens à quitter le Sri Lanka du fait d'une «menace concrète élevée». «Il est probable que des terroristes commettent davantage d'attentats au Sri Lanka», a pour sa part indiqué le ministère australien des Affaires étrangères, avant d'ajouter que «les attaques pourraient être commises dans des endroits visités par des étrangers.» Le 26 avril, les médias locaux ont fait état de plusieurs explosions et d'échanges de tirs entre membres des forces de sécurité sri lankaises et suspects.
«Je rappelle tout de même, car on n'en parle pas beaucoup, que Daech* a récemment lancé une opération intitulée "revanche pour le cham" ou "vengeance pour le califat". Ils ont lancé, via leurs réseaux et à destination de tous leurs activistes et sympathisants, des appels au meurtre et au passage à l'action. L'appel a été lancé début avril et la première attaque terroriste a eu lieu en Libye le 9 avril avec la prise de Fuqaha et le massacre de locaux. D'autres actions ont depuis frappé la Syrie, l'Irak et l'Afrique centrale. Et le 21 avril, le Sri Lanka. Donc l'Europe pourrait être touchée. À vrai dire, ils pourraient taper n'importe où. D'où la nécessité pour les services de renseignement d'être sur le qui-vive», souligne Alain Rodier.
Le National Thowheeth Jama'ath possède une branche française et est même présent sur Facebook. Si la responsabilité de l'organisation dans son ensemble est loin d'avoir été établie, doit-on tout de même s'inquiéter? Alain Rodier pense que ses membres ont déjà retenu l'attention des services français:
«Tout service, qu'il soit français ou étranger, doit surveiller les communautés à risque concernant le terrorisme islamique. Et je pense que les membres du NTJ l'étaient déjà par les services français, et ce même avant les attentats du 21 avril.»
* Organisations terroristes interdites en Russie