Le pétrole de l'Alberta va-t-il raviver la flamme indépendantiste au Québec?

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Au Canada, les conservateurs ont pris le pouvoir en Alberta en promettant de relancer les sables bitumineux, considérés comme très polluants. Quel avenir pour cette industrie, alors que d'autres Canadiens la rejettent? Et quelles conséquences politiques en tirer? Jean-François Thibault, consultant en énergie, répond à Sputnik.

Le 17 avril dernier, Jason Kenney devenait le Premier ministre désigné de l'Alberta, une province de l'ouest du Canada. Le chef du Parti conservateur uni (PCU) a notamment promis de relancer l'exploitation des sables bitumineux. Des groupes écologistes et d'autres provinces ont déjà annoncé qu'ils s'opposeraient à la relance de cette industrie jugée très polluante. Le Québec est particulièrement réfractaire au sable bitumineux.

Pour faire la lumière sur cet événement, Sputnik s'est entretenu avec Jean-François Thibault, consultant en énergie et membre du conseil d'administration de Squatex, une société canadienne d'exploitation gazière et pétrolière. M. Thibault intervient régulièrement dans la presse canadienne pour traiter d'enjeux relatifs à l'industrie énergétique.

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Sputnik France: Le conservateur Jason Kenney vient d'être élu Premier ministre de l'Alberta. Durant toute sa campagne, M. Kenney a misé sur la relance de l'industrie pétrolière. Jusqu'à quel point sa victoire peut-elle être attribuée à ce programme? Est-ce la victoire du pétrole sur les écologistes?

Jean-François Thibault: «Je ne sais pas si un chef de parti peut encore être élu sur la base de son programme en 2019! Néanmoins, Jason Kenney a su montrer qu'il serait un meilleur défenseur de l'industrie pétrolière que Rachel Notley, la Première ministre défaite. M. Kenney a monté dans les sondages en associant Mme Notley à Justin Trudeau, qui est très impopulaire en Alberta. M. Kenney a aussi évoqué l'amitié de Mme Notley avec Trudeau. Évidemment, cela a agacé Mme Notley qui a qualifié ces attaques "d'irresponsables".

Il faut toutefois reconnaître que Rachel Notley avait aussi un programme nettement en faveur du développement des ressources pétrolières et des infrastructures pipelinières. Seulement, Kenney a su semer un doute dans l'esprit des Albertains sur le fait qu'elle ne serait peut-être pas capable de tenir tête à Justin Trudeau en ce qui concerne les intérêts albertains en matière d'hydrocarbures. Je crois que la marque de commerce conservatrice, là-dessus, a joué en faveur de Kenney.

Également, la nomination d'Ed Whittingham comme directeur de l'"Alberta Energy Regulator" a convaincu la population que Notley ne défendrait pas sans compromis l'industrie pétrolière. M. Whittingham a été directeur général du Pembina Institute de 2011 à 2017, un groupe écologiste accusé d'avoir reçu des sommes faramineuses de fondations étrangères pour mener la "Tar Sands Campaign", une campagne anti-sables bitumineux. Ce n'est peut-être pas une victoire du pétrole sur les écologistes, mais disons que c'est une victoire des travailleurs de cette industrie sur les intérêts étrangers qui tentent de lui nuire.»

Sputnik France: Les écologistes s'opposent unanimement à l'extraction des sables bitumineux en Alberta. Des affrontements sont-ils à prévoir entre eux et les conservateurs?

Jean-François Thibault: «Les groupes écologistes ne seront jamais en faveur du développement des sables bitumineux, même si leur position est jugée par certains comme étant contre-productive. On sait depuis plusieurs années maintenant que la façon la moins coûteuse de réduire les émissions de gaz à effet de serre est de taxer le carbone. Cette mesure est d'autant plus intéressante lorsque l'on sait qu'elle peut servir à financer des alternatives à l'utilisation de la voiture, par exemple les transports en commun. Il m'apparaît évident que si les citoyens n'ont pas d'alternative efficace, confortable et abordable pour remplacer l'utilisation de leur voiture, ils percevront négativement les mesures environnementales, quelles qu'elles soient. Sévir contre l'offre ne sert à rien si aucune alternative n'est donnée aux citoyens.

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De toute façon, si l'offre de pétrole canadien ne fait pas son chemin jusqu'aux marchés internationaux, d'autres pays producteurs de pétrole combleront la demande: les États-Unis, l'Arabie saoudite, la Russie, l'Irak, l'Iran, le Venezuela, l'Algérie, etc. Disons que l'argent qui est donné à ces pays en échange de pétrole ne sert pas toujours à construire des hôpitaux et des écoles, comme c'est le cas avec le pétrole canadien.»

Sputnik France: Vous affirmez que le Canada freine son développement économique en limitant l'extraction du pétrole. L'annulation de nouveaux projets de pipelines nuirait aussi à ce développement. M. Kenney peut-il relancer à lui seul une partie de l'économie canadienne?

Jean-François Thibault: «Il est évident que non. Monsieur Kenney aura besoin du gouvernement fédéral pour permettre aux projets pipeliniers, dont l'industrie pétrolière canadienne a besoin, de voir le jour. Après tout, c'est le fédéral qui a le pouvoir d'approuver ou non les projets d'infrastructures énergétiques transprovinciaux.

Évidemment, il espère que le conservateur Andrew Scheer battra Justin Trudeau aux prochaines élections fédérales, ce qui faciliterait grandement sa tâche. Néanmoins, il a un travail de diplomatie à faire avec les autres provinces. Pour ce faire, il jouit de plusieurs atouts très intéressants: d'abord, il a une expérience politique fédérale et connaît bien ses dynamiques. Ensuite, il connaît bien le Canada dans son ensemble, incluant le Québec. Finalement, il est bilingue et peut s'adresser directement et facilement à l'ensemble des Canadiens. Peu de ses adversaires peuvent en dire autant.

Également, il faut souligner que les Premiers ministres de la Saskatchewan, du Manitoba, de l'Ontario et du Nouveau-Brunswick font également partie de la grande famille politique conservatrice. Dans les circonstances, M. Kenney est un politicien canadien incontournable qui possède de nombreux alliés.»

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Sputnik France: M. Kenney a affirmé que les Albertains vendaient du pétrole au rabais aux Américains. Il s'agirait d'un important gaspillage de ressources. Comment expliquer ce phénomène?

Jean-François Thibault: «C'est un problème relativement simple à comprendre. 98% des réserves de pétrole canadiennes se trouvent dans les sables bitumineux de l'Alberta. Cependant, l'Alberta ne possède pas d'accès aux côtes. Ainsi, le pétrole canadien est-il enclavé en Alberta et doit être transporté jusqu'aux rives pour atteindre les marchés internationaux. Or, de nombreux projets d'oléoducs ont été abandonnés au cours des dernières années, notamment les projets Northern Gateway à l'ouest et Énergie Est à l'Est. Seul le projet Keystone (au sud) a été construit, et son expansion —le projet Keystone XL- même si elle ne cesse d'être ralentie par les blocages des Démocrates, a été approuvée par le Président des États-Unis lui-même et jouit d'un soutien stable du côté des élus républicains.

Dans le contexte actuel, 99% du pétrole canadien exporté à l'étranger l'est donc aux États-Unis. Que font les Américains dans ce contexte? Ils nous demandent évidemment des rabais. En octobre 2018, l'Association canadienne des producteurs pétroliers (ACPP) a révélé que l'économie canadienne perdait 30 millions de dollars canadiens [19,9 millions d'euros, ndlr] par jour dans cette situation. C'est d'autant plus absurde quand on constate que le Canada continue d'importer du pétrole, notamment dans les provinces de l'est du pays, alors qu'il représente la troisième réserve mondiale de cette énergie.»

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Sputnik France: M. Kenney veut revoir le système de péréquation, un système qui redistribue les recettes fédérales à travers tout le Canada. Ce système profite surtout au Québec, une province considérée moins riche. M. Kenney a laissé entendre que l'Alberta ne financerait plus les provinces réfractaires à l'industrie pétrolière. L'unité canadienne est-elle à nouveau menacée?

Jean-François Thibault: «L'unité canadienne n'est pas vraiment menacée. Jason Kenney est un fédéraliste qui préférerait, dans un monde idéal, que les provinces s'entendent, notamment l'Alberta et le Québec. Une partie de son discours de victoire était d'ailleurs directement adressé aux Québécois —en français, en plus!- et démontrait sa volonté de voir nos provinces collaborer plutôt que de se disputer. C'est une main tendue. M. Kenney souhaite négocier une meilleure entente pour l'Alberta dans le Canada, certes, mais on est loin d'un mouvement sécessionniste comme nous l'avons connu au Québec dans la deuxième moitié du XXe siècle.

Le meilleur scénario demeure pour Jason Kenney de faire débloquer les projets d'oléoducs vers les côtes ouest et est du Canada. Seulement, si cela est impossible, M. Kenney forcera légalement un débat constitutionnel sur la péréquation à la suite d'un référendum. Ce serait le scénario du pire pour le Québec, car si la crise énergétique canadienne se transforme en crise de la péréquation, le Québec se retrouverait isolé, car il est la seule province majeure au Canada à recevoir une somme importante de péréquation. Mais inversement, certains souverainistes québécois y verraient l'occasion de raviver la flamme indépendantiste au Québec.»

 

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