De son œil valide, Hassiba accompagne tendrement la marée humaine qui défile sous son balcon. Quelques rayons de soleils filtrent à travers la grisaille de cette matinée —nous sommes en plein printemps algérien-, pour se poser sur la frêle silhouette. Elle est coiffée, ce vendredi, d'un bonnet phrygien et vêtue d'un gilet en coton pour se protéger du vent, quoique le souffle en soit déjà atténué par les immeubles haussmanniens se dressant autour d'elle, comme dans le reste d'Alger-centre. «Le médecin m'a dit que ce que j'ai à l'œil droit est dû à une grande émotion», s'excuse presque la septuagénaire.
Hassiba agitera dans leur direction un petit drapeau en guise de solidarité, ou fera des doigts le «V» de la victoire, en réponse aux sollicitations visuelles des jeunes manifestants cherchant l'approbation des aînés et celles d'autres spectateurs du vendredi, nichés au balcon ou aux loges de côté.
Le drapeau, l'école primaire et la place Maurice Audin… les souvenirs d'enfance déferlent dans l'esprit de cette ancienne fonctionnaire d'État, originaire d'un village près d'Azazga, en Kabylie. Elle se rappelle tout particulièrement un jour de juin 1962, quand sa mère la mit à contribution, avec ses grandes sœurs, pour confectionner un drapeau. C'était l'époque d'une Algérie en pleine effervescence, à la veille de l'indépendance, au terme de plusieurs années de guerre de libération. La petite étoile rouge devait prendre place au cœur du drapeau vert et blanc, ce fut la tâche assignée à la jeune Hassiba. La fillette de huit ans s'y employa alors, avec une application, un sens de la responsabilité, qui n'avait d'égal que l'aspect apparemment ludique de l'opération.
Aujourd'hui encore, elle se revoit, enfant, en compagnie de son père, de ses sœurs ou de quelques cousines, défiler avec ce même drapeau à travers les villages ensoleillés et les champs d'oliviers de sa Kabylie natale. Ce fut, quelque part, son coat of many colours, du nom de ce manteau d'origine biblique, qu'une maman a confectionné à partir de vieux morceaux de tissus colorés.
«Vendredi dernier, ma sœur m'a ramené ce drapeau pour manifester. C'était un moment d'une grande émotion! Ça nous a rappelé l'époque de 1962, avec des manifestations qui avaient lieu tous les jours et tous les soirs, à Alger. Nous sommes donc descendus parmi les manifestants, leur proposer de l'eau et des petits gâteaux. C'était magnifique. Je me suis senti rajeunir de trente ans! C'était la moindre des choses… On s'en fout que la caste dirigeante a dilapidé nos richesses. Puisque c'est cette jeunesse qui est notre pétrole et notre gaz, notre véritable trésor!», affirme Hassiba à Sputnik.
Elle parle presque «en connaissance de cause». Cette retraitée compte à son actif trente années de service à la Sonatrach, la compagnie nationale de pétrole. Le traumatisme —et l'épopée- de la guerre de libération est étroitement lié à l'histoire des hydrocarbures dans ce pays, aujourd'hui le plus vaste d'Afrique. En juin 1956, la découverte de l'immense champ pétrolier de Hassi Messaoud prolongea la guerre de plusieurs années encore. À l'époque, les «Actualités françaises» prédisaient aux habitués des salles de cinéma d'après-guerre que l'indépendance de l'Algérie mènerait immanquablement la métropole à sa décadence: «Demain, la France privée de son prolongement algérien connaîtrait une crise grave».
Mais le pétrole véhiculait, via ses pipelines, d'autres malédictions. Après un premier décollage, sous le signe de l'industrie lourde, de l'État providence et de la prospérité des classes moyennes, le «mal hollandais» s'installa durablement. Le socialisme de Boumediene (1965-1978) et ses éléments de langage vantant les valeurs du travail et de l'austérité, laissera place, sous Chadli Bendjedid (1979-1992), à une politique de libéralisation, d'incitation aux investissements et d'avantages accordés aux détenteurs de capitaux.
Grand bousculement de la société algérienne et de sa classe moyenne, avec l'émergence d'une nouvelle élite politico-financière. C'est l'émergence de nouveaux acteurs du «Système», l'éclatement de la bulle de la corruption et l'exacerbation de la «Hogra» (mépris des laissés-pour-compte), manifestation la plus honnie de l'injustice et de l'exclusion, qui «éclatera dans la face du pouvoir», avec la montée des islamistes, à la fin des années 80.
Laïd, la cinquantaine, a été de toutes les manifestations. Y compris celles ayant lieu les jours de semaine, les tournages de cet acteur étant de moins en moins fréquents. Ceux-ci se résument le plus souvent à quelques rares apparitions dans une série ou dans un film, quand il ne joue pas les sidekicks dans une pièce de théâtre.
Originaire d'Oran, mais vivant depuis des années à Cinq-Maisons, dans la banlieue Est d'Alger, il fait son entrée dans le monde du spectacle par la danse, après un diplôme de l'Institut Supérieur des Métiers des Arts du Spectacle (ISMAS). Rapidement, «et par la force des choses», ce fut le glissement, vers le théâtre et le cinéma, qui le passionnent également. «Mais difficile d'entretenir une passion quand elle peine à nourrir son homme, quand les compétences sont étouffées», regrette Laïd, qui enchaîne depuis plusieurs années les contrats précaires.
Si bien que ce qui l'a motivé pour sortir dans les manifestations, «c'est la hogra, c'est l'exclusion. Et mon avis est celui de plus de 40 millions d'Algériens.», croit-il savoir. Dans sa bouche, la «Hogra» est réduite à sa manifestation crue. Celle d'un quotidien «très dur», de «factures qu'on peine à régler», qui «empoisonnent» la vie. La sienne, et celle de sa propre famille, entièrement à sa charge. Sa femme fait partie des 11,7% de chômeurs que compte officiellement l'Algérie. Des chiffres considérés comme «politiques», qui ne reflètent pas la réalité du marché de l'emploi en Algérie, d'après des observateurs. Pas plus que le salaire net mensuel, estimé par l'Office national des statistiques à 40 325DA, soit près de 300€.
«Moi, je ne suis pas salarié, je suis cachetier. Ma femme ne travaille pas et mes trois enfants bricolent un peu, mais c'est très précaire. On en a marre de cette situation. Tous les jours, à la maison, c'est de la situation économique du pays et de ses retombées sur nous qu'il est question. On ne parle que de ça», fulmine-t-il.
Pour Laïd, le cinquième mandat, qu'il n'évoque du reste pas, n'est à la limite qu'un point de détail. La «Hogra» dépasse, en l'englobant, la question d'une candidature d'un Président infirme qui ne s'est pas adressée à son peuple depuis l'AVC dont il a été victime en avril 2013. C'est cette humiliation «politique» qui avait été mise en avant par de plus politisés que lui. Des partis politiques et des membres de la société civile, entre autres.
«Mais le peuple algérien s'est vengé de la "Hogra", il est sorti défendre son honneur et en plus, en donnant une leçon au monde entier, à travers ses marches pacifiques! Moi je vous dis, c'est bien parce qu'on a beaucoup d'espoir qu'on se soulève chaque jour. On se soulève contre des gens qui ne sont pas de chez nous, des gens qui ne nous ressemblent pas…»
«Celles, d'abord, de l'exercice autoritaire du pouvoir, de la corruption, du clientélisme et du népotisme. Il est identique, dans son mépris des Algériens, au système de valeurs colonial, avec lequel il partage cette idée de l'immaturité supposée du peuple, qui ne devraient pas accéder à tous les droits. Il est en confrontation permanente avec un autre système de valeurs, celui de la majorité du peuple algérien, fait d'attachement à la terre, à la souveraineté et à la liberté. Mais aussi de rejet de l'injustice, de la servitude et de la collaboration», d'après Anisse Terai, dans une précédente interview avec Sputnik.
En 1999, l'arrivée au pouvoir d'Abdelaziz Bouteflika a coïncidé avec la fin de la décennie noire, du nom d'une guerre qui a opposé l'armée, soutenue par la population, au terrorisme, après l'arrêt du processus électoral en 1992.
La paix enfin rétablie au prix d'une amnistie contestée, l'économie algérienne connaît une relance palpable. La reprise a été principalement le fait d'une conjoncture favorable, liée à la montée du prix du baril, encore que le Président Bouteflika ait également déployé des efforts diplomatiques significatifs pour signer le grand retour de l'Algérie sur la scène internationale après une trop longue absence.
«À l'époque, j'étais en quatrième année de faculté. On a pris part au mouvement, dont le fer de lance était constitué par les plus jeunes parmi les étudiants. Quand, cette fois-ci, [en 2019], les étudiants sont sortis, j'ai retrouvé dans les manifestations tous les copains de promo qui accompagnaient leurs enfants étudiants! C'était merveilleux! Ce qui me pousse à croire que ce qu'on vit aujourd'hui, c'est simplement le mûrissement de tous nos précédents soulèvements. Cette fois-ci, les demandes sont ciblées, la conduite exemplaire», se félicite Hassiba.
À côté d'elle, Habiba Alaoui, qui lui rend visite ce jour-là, approuve. Enseignante universitaire au département de langue et littérature arabes d'Alger II, militante depuis des années en faveur d'une «véritable stratégie culturelle en Algérie», cette jeune femme est également très engagée dans le mouvement populaire. Comme beaucoup d'autres universités à travers le pays, Alger II est devenu un laboratoire où s'exposent, s'affrontent, se testent et se fécondent les recettes du changement. La décision du gouvernement d'avancer de dix jours les vacances de printemps —dans une tentative d'endiguer la contestation-, a été loin de produire l'effet escompté. Au cours des échanges qu'elle a été amenée à avoir lors des «débats citoyens» auxquels elle a pris part, Habiba a développé une réflexion sur le meilleur moyen de représenter le mouvement populaire auprès du pouvoir. «Une question très sensible», affirme-t-elle, puisque «les Algériens ont souvent été déçus par des personnalités en qui ils avaient mis leur confiance.»
«J'ai pensé à des outils dont l'objectif est de garder intacte la conscience de ce mouvement populaire. Il faut éviter à tout prix qu'on s'en remette à une seule personne. Il faut penser au contraire à une première liste de plusieurs personnalités, qui ont l'expérience des confrontations avec le pouvoir, pour conduire les négociations devant aboutir à l'adoption de toutes nos revendications.
Il faut que ce soit une liste pour qu'on puisse se relayer en cas de pressions trop fortes exercées par le pouvoir. De l'autre côté, il pourrait y avoir une autre liste, faite de jeunes activistes cette fois, des militants, des journalistes, etc. qui, eux, auront la charge de surveiller les premiers et de veiller à la transparence des négociations pour qu'elles ne se fassent pas dans l'opacité, comme à chaque fois», suggère Habiba Alaoui.
«Je n'ai jamais eu de désespoir par rapport à l'Algérie»
Les appels aux militaires, qui ont pris le parti du peuple, se multiplient pour qu'ils n'ouvrent pas de «nouvelle brèche dans un cercle». Depuis plusieurs années, l'armée algérienne n'a en effet de cesse de rappeler que son rôle se limite à l'exercice de ses attributions constitutionnelles, à savoir la sauvegarde de l'indépendance nationale, la défense de la souveraineté nationale, de l'unité et de l'intégrité territoriale du pays. Sa participation au jeu politique n'aurait été, du reste, qu'une parenthèse historique. «Une brèche dans un cercle ouverte en 1992, qu'on a refermée en 1999», avec l'élection d'Abdelaziz Bouteflika, jurait, en juillet 2002, le général Mohamed Lamari, lors d'une conférence de presse inédite retransmise à la télévision. Le chef d'État-major algérien entendait ainsi répondre aux «mensonges» accusant l'Armée nationale populaire (ANP) de tirer les ficelles du paysage politique.
Pour Hassiba, il s'agit aujourd'hui de poursuivre le combat de son père, qui avait pris part active aux manifestations de l'été 1962, aux cris de «Sebaa snine Baraket», [sept ans ça suffit] en réclamant la fin des hostilités et la remise du pouvoir aux civils. C'était l'époque où la guerre faisait encore rage entre l'armée des frontières et les Wilayas III et IV, après le coup d'Etat contre le gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA).
«Je pense qu'on est en train de faire une grande révolution comme ont fait nos ancêtres. Je n'ai jamais eu de désespoir par rapport à l'Algérie, sinon je serais partie. Or, ma liberté, elle est ici, en Algérie», affirme Hassiba.
Habiba Alaoui est pour sa part convaincue que l'Algérie ne sera plus rattrapée par ses vieux démons. Le mouvement populaire n'aura-t-il pas été insensible à tous les épouvantails agités par le pouvoir? Celui de la discorde, de l'insécurité ou de l'ingérence?
«Nous sommes restés silencieux pendant 20 ans, parce qu'il y avait une crainte légitime de perdre les acquis qui ont été réalisés. Mais se soulever, même à l'issue d'une aussi longue période, n'était qu'une fatalité portée par nos gènes révolutionnaires. Ce silence devait prendre fin et se transformer en une autre forme de résistance, d'appel à la vie. Puisse-t-il nous guérir de toutes nos blessures.»