«Ce n'est plus vraiment de l'inquiétude, mais un constat. Cela ne semble pas poser de problème de projection à moyen et long terme. L'augmentation de la part de ce type de financement par rapport au pic de 2008 est sidérante. Elle est plus rapide que la croissance elle-même. Les marchés ont l'air de penser que cette déconnexion peut durer, que c'est "business as usual".»
Philippe Béchade, président des Éconoclastes, n'est pas surpris par les derniers chiffres du Conseil de stabilité financière (FSB). L'organisme, créé lors du G20 de Londres en 2009, réalise chaque année une étude qui a pour but de mesurer la part de «la finance de l'ombre» et ses conséquences. Le FSB définit le «shadow Banking» comme «le système d'intermédiation du crédit impliquant des entités et des activités se trouvant potentiellement à l'extérieur du système bancaire». Pour en savoir plus, le groupement économique international s'est plongé dans les données de 29 juridictions, qui représentent 80% de l'économie mondiale. Et les résultats de l'enquête sont sans appel: les actifs du «shadow banking» s'élèvent à 51.600 milliards de dollars, +8,5% par rapport à 2017.
Selon le dernier rapport du Conseil de stabilité financière, le « shadow banking » au sens strict pèse 51 600 milliards de… https://t.co/BaN5Ftv9vk
— Olivier Rasson (@OlivierRasson) 12 février 2019
Si le rythme de la progression se fait moins rapide, le montant représente 14% des actifs financiers du globe. Si l'on s'en tient à une définition plus large du «shadow banking», qui inclut notamment compagnies d'assurance et fonds de pension, le résultat est encore plus impressionnant. «Dans la définition la plus large, cette finance non bancaire pèse 184.000 milliards de dollars, soit 48% du total des actifs financiers mondiaux», selon Les Échos. Mais pourquoi un tel succès? Philippe Béchade, qui rappelle que le «shadow banking» est «tout à fait légal», nous livre son explication:
«Je parlerais d'un business encouragé par les Banques centrales plus que de pratiques. Le durcissement des politiques monétaires a rendu presque incontournable le "shadow banking". Des Banques centrales comme la FED et la BCE ont cessé de prêter massivement de l'argent aux banques, afin qu'elles le prêtent à leur tour au système financier, en arrêtant les "quantitative easing". Les financements vont donc de plus en plus se chercher dans le privé. Les entreprises arrivent à trouver des ballons d'oxygène, même quand les perspectives de croissance se dégradent.»
En décembre dernier, Mario Draghi, président de la Banque centrale européenne, annonçait la fin du programme de rachats d'actifs, ou «quantitative easing» pour les initiés. C'est donc la fin de trois ans et demi d'injections massives de liquidité sur les marchés, qui visaient à soutenir l'économie, le tout pour un montant total de 2.600 milliards d'euros. Si les taux directeurs ne devraient pas bouger avant la fin de l'été 2019 sur le Vieux Continent, ils ont augmenté quatre fois en 2018 outre-Atlantique, où le «quantitative easing» à la sauce Réserve fédérale a déjà freiné des quatre fers il y a de nombreux mois. Vous l'aurez compris, après des années de très grande souplesse, la Fed et la BCE ont décidé de durcir leurs politiques monétaires. Ce qui, pour Philippe Béchade, fait mécaniquement augmenter le «shadow banking»:
«Ces prêts procurent plus de rendement que l'achat de bons du Trésor ou de grosses signatures type Sanofi. Il y a un tel appétit pour le rendement, largement encouragé pendant des années de taux zéro mis en place par les Banques centrales, qu'aujourd'hui, les prêteurs sont prêts à prendre de plus en plus de risques.»
Le rapport du FSB s'inquiète notamment des prêts à effet de levier ou «leverage loans», qui sont consentis à des entreprises déjà grandement endettées. Nos confrères des Échos ont noté que «sur ce marché, le FSB concède manquer de données, mais estime à 1.400 milliards de dollars le stock de dettes détenu par des acteurs non bancaires. Le Conseil estime par ailleurs qu'environ deux tiers des produits créés en assemblant ces prêts, les CLO ("collateralized loan obligation"), sont détenus par des acteurs non bancaires».
CLO ou «collateralized loan obligation»… Un nom familier pour ceux qui se sont intéressés aux causes de la crise des Subprimes. À l'époque, les CDO pour «collateralized debt obligation», produits financiers issus de montages complexes, ont en partie provoqué la plus grande catastrophe économique du XXIe siècle.
Alors, bis repetita?
«En Europe, de plus en plus d'émissions provenant des entreprises rentrent dans les catégories notées BBB par les agences de notation, avec une tendance à glisser vers les catégories spéculatives. Une partie me paraît effectivement risquée. Pour faire simple, des entreprises pourraient penser qu'elles seraient encore en mesure de lever des fonds en cas de difficulté pour rembourser de précédents prêts et finalement voir se fermer la porte du crédit. Le jour où vous basculez en catégorie spéculative, il n'y a plus un acheteur. Et tout le monde veut vendre au même moment. Il y a aussi les prêts avec des clauses de respect de certains ratios financiers ou "covenants", qui peuvent évoluer en fonction de la conjoncture et supposer des remboursements anticipés. Là encore, cela pourrait mettre nombre d'entreprises en difficulté. On patine sur une couche de glace très mince», explique Philippe Béchade.
La Chine fait office de terre de choix pour le «shadow banking». La deuxième économie du globe réunit 8.254 milliards de dollars d'actifs de l'ombre. Loin devant les îles Caïman (5.388 milliards), le Luxembourg (3.564 milliards) ou l'Irlande (2.800 milliards).
Une récente étude de la banque d'affaires américaine Goldman Sachs assure que l'endettement total du pays atteint 317 % du PIB, dont 205 % pour la seule dette privée. Plus inquiétant, cette dernière serait composée en majorité de créances douteuses. Mais la spécificité de l'économie chinoise réduit les risques pour l'économie mondiale, estime Philippe Béchade:
«Si la Chine était une économie ouverte avec un yuan servant de monnaie de réserve, le risque de contagion serait grand. Mais ce n'est pas le cas. De plus, Pékin peut faire tourner la planche à billets comme il le souhaite et les créances sont auto-détenues. Ce n'est pas comme en 2008. Il n'y a pas de risque que les Occidentaux se fassent avoir avec des kilotonnes de tranches de prêts Subprimes qui ne valent plus rien. Cependant, il existe un risque indirect. Il se peut que les Chinois eux-mêmes, devant composer avec des difficultés, investissent moins dans les actions et émissions du Trésor des économies occidentales, États-Unis et Europe en tête.»