«Un aquarium où l'eau est pure, mais où il n'y a pas de poisson, est-ce que c'est encore un aquarium?»
Jacques Favier, secrétaire et membre fondateur de l'association francophone «Le Cercle du Coin», est revenu au micro de Sputnik sur le nouveau cadre législatif et fiscal des cryptoactifs. Cofondateur et associé du cabinet Catenae, coauteur de Bitcoin, la monnaie acéphale (Éd. CNRS, 2017) ou encore de Bitcoin, métamorphoses (Éd. Dunod, 2018) il se montre assez critique vis-à-vis de ce dispositif, partiellement inspiré par le «rapport Person».
«Le rapport Person est-il un verre à moitié plein ou à moitié vide? Je dirai déjà que le verre était très grand et que la première chose à faire et de saluer l'ambition et le travail de Pierre Person. Il a beaucoup écouté —ce qui n'est pas toujours le cas de tous nos interlocuteurs- il a consulté très largement et il l'a fait avec bienveillance et certainement en se prenant au jeu», tient à souligner Jacques Favier.
Un document rendu public le 1er février par son rapporteur, Pierre Person, député La République en Marche (LREM) de Paris, à la suite des travaux de la mission d'information parlementaire sur les «monnaies virtuelles», présidée par Éric Woerth.
Qu'il s'agisse de mieux encadrer juridiquement les Initial Coin Offering (ICO) —ces appels de fonds publics réalisés en cryptomonnaies qui ont fait beaucoup parler d'eux dans la presse- de l'alignement de l'imposition des plus-values sur celle des valeurs mobilières ou encore de favoriser les activités de «minage» en France grâce à une exonération de TCIPE (Taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques), Pierre Person entendait, au travers de ses 27 propositions, basées sur 200 auditions, créer un cadre législatif et fiscal incitatif afin de permettre le développement en France des activités économiques et de recherches liées à la Blockchain.
«Si les mineurs sont les garants de la puissance de calcul déployée pour contrôler les transactions, il faut aussi s'assurer qu'on en a un pourcentage et donc si on ne développe pas d'écosystème de minage, ce seront d'autres personnes qui mineront et valideront les informations. En l'occurrence, la majorité des mineurs sont aujourd'hui en Chine et donc il faut envisager que c'est un enjeu —à mon sens- de souveraineté pour l'Europe»,
déclarait-il lors d'une conférence à l'Assemblée nationale organisée par l'Institut européen d'études du développement (IEED), au lendemain de la remise du rapport et la veille de sa parution sur le site du Palais Bourbon.
Mi-novembre, le ministre défendait un projet d'amendement au projet de loi de finances (PLF) 2019 pour porter la fiscalité des plus-values réalisées sur la cession de cryptoactifs à 12,8% (soit 30% une fois les 17,2% de prélèvements sociaux ajoutés). Jacques Favier suggérait pour sa part aux députés, lors de son audition, d'aligner l'imposition des cessions de cryptoactifs sur le régime des métaux précieux, à savoir une imposition de 11,5% sur le prix de vente et non la plus-value. Le secrétaire du Cercle du Coin soulignait alors que plusieurs pays européens taxaient en deçà de 30%. Une suggestion sur laquelle il revenait à notre micro mi-octobre.
«Pratiquement toutes nos frontières donnent accès à des pays où les régimes fiscaux sont assez nettement favorables,» nous rappelle Jacques Favier lors de notre entretien du 13 février. «Cela aurait permis de satisfaire tout le monde, mais cela aurait été jugé trop favorable», regrette-t-il.
Un encadré est d'ailleurs consacré à cette suggestion dans le rapport de la mission d'information. Avant la parution de ce document, Pierre Person répondait à Sputnik sur la mise en place d'une telle mesure, rappelant le principe d'égalité devant l'impôt.
«On n'a pas mis en place le régime des métaux précieux comme le suggérait monsieur Favier parce qu'on avait peur d'un dumping entre, notamment, les early adopters [primo adoptants, ndlr] qui ne savaient pas justifier le prix d'acquisition et les autres, considérant que vous aviez parfois une situation plus profitable de ne pas justifier le prix d'acquisition dans l'un, et dans l'autre une situation plus désavantageuse pour certains investisseurs et donc pour un motif d'égalité face à l'impôt et notamment d'un point de vue constitutionnel on n'a pas opté pour le double régime.»
Néanmoins, l'exonération des opérations entre cryptoactifs peut apparaître comme un lot de consolation: «c'est à peu près la seule chose substantielle qui ait été obtenue», lâche Jacques Favier. «On a un cadre qui, à certains égards, est moins favorable qu'avant», regrette-t-il, évoquant le passage de l'exonération d'impôt de 5.000€ à 305€. «La vérité, c'est qu'en passant d'un cadre à l'autre, il y a toujours des gagnants et des perdants», ajoute-t-il.
Il faut dire que le ministère de l'Economie et des Finances a mis le holà aux prétentions des aficionados de la blockchain et des cryptoactifs, à en croire le député de la majorité, qui évoque de «nombreuses discussions» pour obtenir un taux du même niveau que celui du PFU (Prélèvement Forfaitaire Unique ou «flat-tax»).
«Est-ce suffisant ou pas? Le trésor a considéré que c'était même quasiment exceptionnel que l'on arrive à ce taux de fiscalité, parce que c'était le même que celui des instruments financiers et eux-mêmes considéraient que dans les utility-token, finalement dans les cryptoactifs, vous n'aviez pas les mêmes garanties et la même valeur que dans les instruments financiers classiques, des actions, etc. Et donc, mettre sur le même plan, la même fiscalité, que pour les actions, les obligations et les cryptoactifs, pour eux, ce n'était déjà pas concevable. Donc je pense que l'on est arrivé à un entre-deux qui me paraît, moi, satisfaisant.» développe le numéro 2 de LREM au micro de Sputnik.
Au cours de l'interview, comme durant la conférence, le député de Paris insiste sur la nécessité de créer un cadre fiscal «clair, lisible» et plus encore «stable dans le temps» afin de «permettre à nos entrepreneurs de rester en France et permettre d'attirer de nouveaux entrepreneurs et cerveaux en France», avant de battre des records de taux d'imposition. Comme il le souligne durant la conférence, l'objectif n'était pas de «faire un carcan, mais aider nos acteurs économiques à lever les freins dans l'élaboration de leurs projets.»
«Tous les acteurs économiques qui m'ont parlé de fiscalité ne m'ont avant tout pas parlé du taux, mais de la visibilité, de la clarté et de la stabilité», assure ainsi Pierre Person à Sputnik.
Cependant, au-delà de la question de l'attractivité de ce nouveau cadre fiscal des cryptoactifs, Jacques Favier souligne un tout autre problème: celle du droit au compte. Pour lui, toutes ces questions de fiscalité resteront bien relatives tant qu'il sera impossible pour une personne physique ou morale de rapatrier ou d'envoyer de l'argent vers une plateforme d'échange de cryptomonnaie, même vers celles réputées sûres.
«Les banques françaises n'acceptent pas les retours des plateformes [d'échange de cryptomonnaies, ndlr] vers des comptes en France. Si vous rapatriez des sommes, même à trois ou quatre chiffres, cela risque d'être bloqué, vous risquez un signalement à TRACFIN, vous risquez une fermeture de compte», développe Jacques Favier, qui ajoute, «des retours qui viendraient de plateformes comme Kraken, pour 1.000, 10.000, 100.000€, en aucun cas la banque ne l'acceptera. Dans ces conditions, comment voulez-vous payer de l'impôt?»
Un point de blocage dont est parfaitement conscient Pierre Person. «Les banques ont très peur […] cela reste l'un des points les plus problématique qui, à l'heure actuelle, ne sont pas résolus», confiait-il lors de la conférence à l'Assemblée nationale. Lutte contre le blanchiment d'argent et financement du terrorisme, les banques avancent toutes le manque de traçabilité des fonds pour justifier leur refus d'effectuer des virements trop importants pour le compte de leurs clients…
«Donc les gens font des affaires, soit avec des filiales à l'étranger de banques françaises, soit avec la Caisse d'épargne du Luxembourg, soit avec Fidor bank, soit avec des banques à la Valette ou je ne sais où… Mais, dans la pratique, en France, on ne peut pas changer pour 100.000€ de Bitcoin et l'avoir sur son compte en banque.»
D'ailleurs, cette problématique de la «frilosité des banques» françaises, poussant les investisseurs hexagonaux à se tourner vers des banques étrangères, fut soulevée à nouveau lors de la séance de questions durant la conférence de l'Institut européen d'études du développement. Il faut dire que les témoignages de clients éconduits par leurs conseillers ne manquent pas… D'un autre côté, les établissements bancaires risquent très gros si elles venaient à se faire épingler par l'ACPR (l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, qui en l'espace de 10 ans a multiplié par 100 ses sanctions) et début 2018, alors que la valeur du Bitcoin s'effondrait, entraînant derrière elle toutes les autres cryptomonnaies, la BNF avait diffusé un rapport au vitriol sur les cryptoactifs.
C'est également sans compter sur les sanctions venant de l'échelon européen… et américain. Une problématique de l'extra-territorialité du droit américain, soulignée par Pierre Person durant son allocution. Cependant, le député de Paris ne semble pas convaincu à 100% de la bonne foi des grands établissements bancaires français quant à ces risques avancés pour justifier des refus de transactions vers des plateformes qui, aujourd'hui, ont quasiment toutes quitté le territoire français.
«C'est une première réponse. La deuxième réponse qui, à mon sens, est plus implicite et moins avouable […] c'est que les banques n'ont pas intérêt à faire profiter d'un écosystème agréable à des acteurs économiques qui vont finalement "disrupter" leur futur modèle. Donc il y a cette hypocrisie à mon avis sous-jacente, implicite, qui me fait dire qu'il y a un mélange des deux.»
Le droit au compte, la «clef de voûte» selon Jacques Favier. «Dans ces conditions, dire que l'on va être une cryptonation est un peu illusoire, il va falloir encore travailler», estime-t-il:
«Ils ont fait un très grand travail, Bercy ne leur a pas accordé grand-chose, mais de toute façon en l'absence de droit au compte, ce sont des conversations de salon», résume Jacques Favier.
Reste à savoir jusqu'où les députés pourront pousser le dossier. Les réserves que le président de la mission d'information et de la commission des finances émettait dans l'avant-propos du rapport contrastent avec l'enthousiasme de son homologue de Paris. Le député de l'Oise estimait que «la France n'a ainsi pas à être une "cryptonation".»