Parler du football en janvier, une gageure pour beaucoup de journalistes qui n'ont pas de matchs follement passionnants à retransmettre ce mois-ci. Alors va-t-on parler de l'entrecôte d'or de Franck Ribéry? Du mercato d'hiver? Des inégalités entre les footballeurs et les Gilets jaunes? Non, avec Jean-Baptiste Guégan, spécialiste de la géopolitique du sport, nous avons souhaité dresser un panorama du football actuel, en mettant l'accent sur sa démesure financière, illustrée récemment par les Football Leaks.
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Six mois après le sacre des Bleus à Moscou, le professeur de géopolitique estime que ses conséquences se révèlent extrêmement bénéfiques pour le football français. La hausse des licences chez les hommes, mais… aussi chez les femmes, le regain de popularité de l'Équipe de France observé auprès de la population française depuis la prise de pouvoir de Didier Deschamps ne font que se confirmer. Symbole de cette vogue, cinq footballeurs sacrés à Moscou font partie des cinquante personnalités préférées des Français, dans le classement du JDD. Après huit années de traversée du désert, ponctuée notamment par la grève des footballeurs à Knysna, en Afrique du Sud en 2010, le football français renaît de ses cendres:
«L'image des footeux a changé aussi, c'est-à-dire que le discours sur la nation, sur l'appartenance à une communauté nationale est beaucoup plus spontané et acquis, intériorisé. Quand on voit Griezmann et Kylian Mbappé parler de l'appartenance à la nation française avec fierté, ce n'est pas un discours construit et on est très loin de la France Black-Blanc-Beur, qui était un discours construit a posteriori […] Il y a un vrai attachement au maillot, un vrai attachement à l'idée de ce qu'est la France et l'a vu beaucoup plus qu'en 98.»
Plus intelligents, mieux formés que la fameuse «génération 87», à l'origine de nombreux scandales ces dernières années? On se rappelle des écarts de Samir Nasri, Karim Benzema et Jeremy Menez… Dès son arrivée, Didier Deschamps a mis en place une charte de bonne conduite que tous les joueurs devaient signer. Jean-Baptiste Guégan parle aussi d'une meilleure communication:
«Ils sont mieux conseillés, la fédération française a travaillé sa com», les joueurs de football sont plus sensibilisés.»
Donc meilleure communication, car prise en compte du rôle social et médiatique des stars du ballon rond:
«Avant 98, ce que disaient les footballeurs, on n'en avait rien à faire. Après 98, ça a changé, on les a regardés comme des leaders d'opinion.»
Corollaire de la surmédiatisation de ces acteurs, la financiarisation de ce sport n'en finit pas de faire tourner les têtes, constat banal de ce sport ultra-populaire devenu une activité économique générant des milliards d'euros. Les Football Leaks l'ont récemment dévoilé, le vice-président de l'AS Monaco, Vadim Vasilyev, toucherait 10% des plus-values sur les ventes de joueurs du club. Choquant?
«Tout le monde pense que le foot doit être une chose à part de tout. On auréole ses activités économiques d'une dimension sociale et morale qui est respectable et qui est souvent associée au sport. Sauf que dans la réalité, pour ceux qui pratiquent ces activités, on est dans une activité économique, commerciale à forte dimension financière. En clair, comme dans les autres secteurs, banques, assurance, il y a des acteurs qui touchent des pourcentages.»
Pour la période 2020-2024, les droits télévisuels du Championnat de France ont été vendus pour 1,153 Mrds d'euros par an. Mieux encore, c'est la Premier League qui cédait en 2015 ses droits télévisuels à un prix record de 5,1 Mrds de livres sterling. Ajoutez à cela les transferts de joueurs dont le dernier record en date est Neymar, acheté 222 millions d'euros par le Paris-Saint-Germain. D'où ma question, le foot est-il devenu une bulle financière?
«Le football est en train de devenir une vaste activité financière dans laquelle on peut générer des profits assez conséquents en transférant les joueurs. Ces sommes sont-elles délirantes? Non, elles correspondent à un marché qui est devenu mondial et qui ne l'était pas avant […] On est dans l'économie, il y a une offre, il y a une demande, l'argent est réel.»
Soit, mais d'où vient alors cet argent? On dénombre généralement quatre sources de revenus, les droits télévisuels qui augmentent de façon exponentielle, les transferts de joueurs, les sponsors et enfin la billetterie dans les stades:
«La première source de financement, ce sont les droits télévisés, cette donne-là était inexistante dans les années 70-80, aujourd'hui c'est le premier poste de revenus des clubs. Ensuite, il y a tous les revenus qui sont liés au trading joueurs, c'est-à-dire la vente des joueurs. Ces revenus sont conséquents, de plus en plus importants, notamment pour les clubs français et ils représentent une part non négligeable pour les clubs de milieu de tableau […] Il y a d'autres postes de revenus, le sponsoring et les partenariats, ça dépend des clubs et des bassins de chalandise et puis il y a le merchandising et le ticketing.»
Des revenus croissants pour les clubs et les joueurs, certes, mais qui risquent à terme de lasser spectateurs et supporters, confrontés à la déterritorialisation de ce sport au profit de sa globalisation et la transformation des rencontres sportives en un produit-spectacle.
Seule retardataire de cette mondialisation du football, l'Afrique: aucune équipe africaine n'a passé le premier tour du Mondial 2018 en Russie. Comment expliquer cette absence criante de résultats au plus haut niveau?
«La faiblesse du football africain, c'est une faiblesse des structures. Quand vous regardez les centres de formation, le nombre de terrains synthétiques […] ils sont clairement en deçà des standards européens, c'est-à-dire que les joueurs africains vont être détectés en Afrique, envoyés en Europe, formés en Europe.»
Jean-Baptiste Guégan évoque également l'accusation de dévalorisation des joueurs africains par rapport aux Européens et aux Sud-Américains:
«C'est vrai qu'on devrait avoir plus de joueurs africains. Je pense que la dévalorisation est relative […] Il n'y a jamais eu autant d'Africains dans le classement du Ballon d'or.»