Le cas de Lacina Traoré, joueur de football pour le club de la ville d'Amiens, prêté par l'AS Monaco, relance un phénomène bien connu dans le monde du football: le trafic d'âge. En effet, son club formateur, l'étoile sportive d'Abobo (ESA), en Côte d'Ivoire, l'accuse d'avoir changé son état civil. Selon son ancien club, le joueur s'appellerait en réalité Traoré Ménéné et serait né en 1988 et non en 1990. Des accusations démenties par le joueur, qui a déclaré que «ce sont des histoires» et qu'il était «surpris et surtout choqué».
«C'est l'une des plus grandes plaies du foot africain. Vu d'Europe, on a souvent l'impression lorsque l'on dit qu'untel ou untel a triché, on prend cela un peu à la légère, voire à la rigolade. Mais c'est un phénomène endémique! Selon moi, près de 90% des footballeurs nés en Afrique ont triché sur leur âge.»
Un phénomène très facile à mettre en place du fait de la faiblesse des administrations locales ou de la corruption qui sévit dans certains pays africains. «Pour changer son identité ou son âge au Sénégal, ça ne coûte que 10.000 francs CFA [équivalent de 15 euros environ, ndlr] et prend une heure. Il suffit simplement d'aller à la mairie et de faire ce qu'ils appellent un "jugement". Vous dites que vous avez perdu vos papiers et ils vous en font des nouveaux, avec une nouvelle date de naissance ou un nom que vous allez leur fournir. S'ils ne veulent pas, un simple petit billet suffit à corrompre.»
La seule façon de se constituer une carrière en Europe
L'une des raisons pour lesquelles certains footballeurs africains se rajeunissent de quelques années est la volonté de combler les faiblesses de leur formation footballistique. «C'est pour eux un moyen, dans la tête des Africains, de compenser les lacunes qu'ils ont pu connaître dans l'enseignement du football en Afrique. C'est-à-dire qu'ils n'ont pas la chance de connaître des belles académies comme les joueurs en Europe. Ils n'ont pas le même encadrement, les mêmes conseils tactiques, ainsi que les mêmes formations techniques.»
«Pour eux, tricher, c'est en quelque sorte respecter l'équité […] C'est vraiment pour les Africains une manière de se donner une chance. Demander à un jeune joueur africain de ne pas tricher sur son âge, je parle d'un joueur moyen, c'est lui briser ses chances de carrière.»
«On n'est plus face à des footballeurs. L'impression que j'ai eu après 9 mois de reportage en Afrique, c'est que l'on est face à des migrants footballeurs qui utilisent le football comme moyen d'évasion et d'ascenseur social.»
Un système lucratif pour les agents et le premier club acheteur
Comme nous le rappelle Christophe Gleizes, il faut comprendre que le footballeur africain est un produit manufacturé, en ceci qu'il s'apparente à une matière première que l'on va faire fructifier dans une grande chaîne de valeur ajoutée qui va être les clubs européens.
«Ces jeunes joueurs sont un rouage d'un système bien plus fort qu'eux. On va les forcer à changer d'âge ou d'identité, souvent c'est un prérequis des agents. C'est-à-dire que même si vous n'avez pas triché sur votre âge, votre agent va vous dire de vous rajeunir d'un à deux ans pour être plus attractif afin de gagner plus lors des futures transactions.»
Les joueurs qui trafiquent leur âge ont un autre avantage: «ils évitent aux clubs européens le paiement d'indemnités de formation au club africain qui a pris en charge le joueur et qui mérite une contribution de solidarité.» En modifiant leur état civil, parfois simplement d'une lettre au prénom ou au nom ou d'une année, ils disparaissent complètement des radars des fédérations locales.
«Il faut se mettre à la place d'un petit club sénégalais ou congolais, vous avez un bon joueur, une petite pépite, à 18 ans, il y a 10 agents qui lui tournent autour. Du jour au lendemain, il disparaît de l'entraînement et du club, vous n'avez plus aucune idée d'où il est, il peut-être en Thaïlande, en Moldavie, en Roumanie ou en 3e division en France.»
Et d'ajouter,
«Ils [les petits clubs formateurs, ndlr] vont consacrer du temps et de l'argent pour le développement du joueur, même si ce n'est pas aussi optimal qu'en Europe, ils investissent quand même du savoir-faire. Ils sont donc complètement lésés dans cette histoire.»
Les compétitions de jeunes faussées
Néanmoins, cette pratique, au-delà des problèmes qu'elle pose en termes d'organisation pour le football africain, est également néfaste pour la compétition en général, notamment dans les catégories de jeunes. On pense à la coupe du monde des moins de 17 ans,
«Qui est presque la chasse gardée du Nigéria, c'est toujours pareil vu qu'ils jouent avec des joueurs qui ont 4 ou 5 ans, parfois 10 ans de plus en réalité, là ils écrasent effectivement les plus jeunes.»
Pourtant, le phénomène pourrait être endigué par les tests osseux. Un test qui consiste à faire une radio de la main et du poignet gauche, qui va être comparé à un atlas de référence, dit de Greulich et Pyle, permettant de déterminer la maturité osseuse donc, par extrapolation, l'âge.
«À la dernière coupe du monde des moins de 17 ans, sur les 60 présélectionnés nigériens, il y en avait 26 qui avaient triché sur leur âge. Ils ont été tous suspendus à cause d'un test osseux. La semaine suivante, c'étaient 14 Camerounais, exactement dans le même cas.»
Si personne n'est dupe sur cette pratique, tous les acteurs semblent s'en accommoder. «Les fédérations africaines ferment les yeux. La FIFA ferme les yeux, parce que ça permet aux équipes africaines de gagner des trophées internationaux. Tout le monde est gagnant, mais à titre individuel. En revanche, à l'échelle macroscopique, on marche sur la tête, parce que l'on est plus capable de certifier l'âge du joueur et c'est une grosse perte pour les équipes séniors.»
«D'ailleurs, même si elles progressent, aucune équipe africaine n'a jamais vraiment brillé en Coupe du monde», conclut Christophe Gleizes.