«Nous avons évoqué l'actualité du culte musulman en France […] et la possibilité d'amender la Loi de 1905, sans changement fondamental […] sans néanmoins encore avoir de projet écrit», déclare à Sputnik France Ahmet Ogras, le président du CFCM, après ses entretiens à l'Élysée, le 7 décembre.
En effet, en amont des rencontres avec tous les représentants des cultes, jeudi 10 janvier, en vue de la réforme de la loi sur la laïcité, Emmanuel Macron, Édouard Philippe et Christophe Castaner ont reçu une délégation du Conseil français du culte musulman (CFCM). Ahmet Ogras, est visiblement séduit par Emmanuel Macron:
«Nous avons un Président jupitérien, issu de la nouvelle génération, qui n'a pas peur des tabous, ni de remettre en cause pour construire, s'enflamme-t-il. Il a une nouvelle approche, dans une société métissée.»
«Le Président a conforté le CFCM dans son rôle d'interlocuteur privilégié de l'État français, explique-t-il. Il nous a demandé d'être encore plus présents sur la place publique, d'être plus producteurs.»
Effectivement, le Conseil, fondé il y a 15 ans, est perçu comme le représentant de la communauté musulmane, alors que ses fonctions sont exclusivement liées à l'organisation du culte. Une image en décalage avec son manque de représentativité au sein de la communauté musulmane. Les scrutins pour élire les instances du CFCM se fondent sur les lieux de culte et 2012 et près de la moitié des mosquées se sont abstenues lors du vote.
«Le bilan modeste de ma présidence à la tête du CFCM est d'avoir gardé notre unité, précisait Ahmet Ogras à Sputnik France en octobre dernier. Nous essayons de donner du temps de parole aux uns et aux autres, ceux qui font partie et ne font pas partie du Conseil.»
«Nous avons créé une association cultuelle pour le financement et le soutien du culte musulman. Aujourd'hui, nous sommes en mesure de proposer un outil juridique pour gérer les dons, les legs», se félicite Ahmed Ogras.
Cette structure était dans les cartons et sort juste à temps pour répondre aux attentes exprimées par l'avant-projet de réforme, pour que les musulmans français puissent se substituer aux États étrangers dans le financement des mosquées. Un sujet extrêmement délicat à l'heure de la vague terroriste qui frappe la France depuis 2015 et des dérives radicales de certaines d'entre elles.
À la fin de l'année 2018, une mosquée radicale a été fermée à Hautmont dans le Nord, non loin de la frontière belge. Fin 2017, c'était la mosquée radicale As-Sounna à Marseille qui était fermée sur ordre des autorités. Face à ces dérives, certains en viennent à se demander si les musulmans français sont contraints de choisir entre le respect du droit français et la charia.
«Pour les citoyens français de confession musulmane, la question de la compatibilité de la pratique religieuse et du respect des valeurs et des lois de la République ne se pose pas du tout, expliquait à Sputnik France en octobre dernier l'ancien président du Conseil français du culte musulman (CFCM), Anouar Kbibech. On peut être à la fois un très bon citoyen et un très bon musulman, si on le souhaite.»
Heureusement, nombre de musulmans considèrent avec respect le «bouclier» que leur assure le cadre laïc de la République. «La laïcité garantit à chacun vivre sa religion et sa spiritualité, dans le respect des autres», insistait Anouar Kbibech.
L'un des enjeux des organes censés structurer le culte musulman comme le CFCM est sans doute de porter cette parole et de pouvoir relayer ses échanges avec l'État auprès des lieux de culte. Une mission qui passe par une meilleure organisation. Après son entretien du 7 janvier à l'Élysée, Ahmet Ogras insiste sur le fait que le CFCM «est hiérarchisé sur le territoire français dans son dialogue avec l'État, avec les conseils départementaux». Les réformes en cours au CFCM prévoient que le tissu associatif soit plus représenté au niveau local et au niveau national, en convergence avec certains souhaits exprimés dans les travaux sur la réforme de l'islam de France.
Pourtant, le souci le plus immédiat de l'actuel président semble être que les membres du CFCM payent leurs cotisations «pour alimenter le minimum du fonctionnement du Comité et avoir une équipe à plein temps.»
«Nous sommes arrivés à un moment important où nous avons besoin d'une structure autonome au sein du CFCM, pour le financement surtout», soulignait Ahmet Ogras lors de notre entrevue du 8 janvier.
«Ceux qui veulent nous accuser, accusez-nous en conséquence: nous n'avons que 30.000 euros de budget. C'est notre faiblesse, mais nous ne sommes pas salariés du gouvernement français, nous sommes nous-mêmes», insistait Ahmet Ogras.
Des moyens limités qui viennent contrecarrer le «devoir de transparence» dans la gestion des lieux de culte et «l'amplification de la communication», promis par le CFCM lors de sa dernière rencontre à l'Élysée. Pour autant, le conseil demeure un partenaire incontournable et privilégié de l'État dans ses projets de réforme:
«L'un points importants évoqués lors de la rencontre avec le Président le 7 janvier, nous informe Ahmet Ogras, est que le ministère a proposé aux lieux de culte de gérer les amendements à la Loi de 1905, pour ne pas monter les cultes les uns contre les autres.»
Un point dont peut se féliciter le président du CFCM, puisque jusqu'à présent, les travaux gouvernementaux en vue de réformer l'organisation de l'islam en France se tenaient plutôt à huis clos. Si d'aucuns pourraient s'alarmer de cette immixtion des cultes dans les travaux de l'État laïc ou y voir une forme de communautarisation des rapports sociaux, qu'en pensent les musulmans? Est-ce aux organismes «officiels» de gérer ces questions, quelle est leur appréciation de leur travail?
«Cette enquête officielle n'a pas pu être faite au niveau quantitatif, parce que nous manquons de moyens financiers», se justifie le président du CFCM.
Le résultat est très critique: seulement 7% des répondants s'estiment représentés par le CFCM et 2% par la Fondation. D'une façon générale, 84% pensent que les instances chargées d'organiser ou représenter —ce qui n'est pas la même chose- le culte musulman sont compétentes et efficaces dans la matière.
Des résultats qui apparemment n'ébranlent pas la certitude du président du CFCM, après sa récente rencontre avec Emmanuel Macron, dans le soutien de son action par les fidèles: «C'est toujours bien de rencontrer le chef de l'État, c'est important de mettre face à face nos réalités et les leurs». Pour autant, Ahmet Ogras n'est pas prêt à laisser l'État se mêler de trop près des affaires du culte musulman:
«Il n'y a pas d'Islam d'État. C'est pour cela qu'on ne veut pas que l'État fasse ce qu'il critique à l'extérieur. Certains veulent que l'État français puisse au nom de la sécurité faire de l'islam une religion d'État. Ce que la France reproche à d'autres pays.»
«Les étrangers qui vivent en France s'intègrent globalement bien à la société française», expliquait l'ancien président du CFCM, Anouar Kbibech, à Sputnik en octobre dernier. «Même s'il peut y avoir ici ou là des phénomènes de regroupement de certaines communautés dans certains quartiers. Mais ceci est dû surtout à des phénomènes de "ghettoïsation" d'ordre économique et social plus que de nature ethnique ou religieuse.»
Et avant même ces questions d'intégration, existe-t-il des problèmes dans les relations entre les différentes nationalités de migrants musulmans? Anouar Kbibech affirme qu'au sein de la communauté musulmane, «les relations sont plutôt apaisées. Les prétendues tensions entre les différentes origines (marocaine, algérienne, subsaharienne, turque…) sont très exagérées et ne reflètent pas la réalité du terrain.» Pourtant, le CFCM est lui-même traversé par ces tensions entre pays d'origine des fidèles et par les luttes d'influence qu'ils se livrent, à tel point que l'on évoque souvent à son sujet un «islam consulaire». Ses présidents sont d'ailleurs désignés suivant une procédure de nationalités tournantes: après deux présidents successivement d'origine algérienne (Dalil Boubakeur, deux fois) et marocaine (Mohamed Moussaoui puis Anouar Kbibech), c'est au tour d'un représentant de la communauté turque (Ahmet Ogras) de diriger le conseil.
«En Seine-Saint-Denis, 70% des habitants sont musulmans, détaillait pour Sputnik France Ghazi Wehbi. On a 12 mosquées dans la ville [de Saint-Denis, ndlr], de toutes orientations théologiques. Dans notre mosquée, on a des ressortissants de 28 pays. Mais il existe une mosquée "du Bangladesh", une mosquée "des Indiens", etc.»
Bien que certains quartiers ou communes comme Trappes ou Saint-Denis souffrent de l'image négative de «ghettos islamiques», les autorités des associations musulmanes s'opposent farouchement à cette vision.
«Certains essayent d'instrumentaliser la "ghettoïsation" pour dénoncer "l'islamisation" de la France. Mais ceci est une lecture biaisée de la réalité, se révolte Anouar Kbibech. Ce n'est en aucun cas d'ordre religieux!»
Face à ceux qui citent souvent ces zones pour surenchérir et créer une image effrayante de ce qui pourrait à leurs yeux arriver à l'ensemble de l'Europe, les associations musulmanes françaises avancent «des valeurs communes»:
«Le fait de "nommer" tel ou tel groupe crée des crispations, estime le président du CFCM Ahmet Ogras. La personne ne sait peut-être même pas qu'elle "vit dans un ghetto". Si les gens se respectent mutuellement, que la loi et l'autorité de l'État est là… où est le problème?»
«La réalité des mosquées en France est qu'elles sont homogènes dans la pratique, mais hétérogènes dans leur diversité, affirme Ahmet Ogras, mais il n'y a aucune mosquée [en France] où il y a un mélange direct entre la politique avec la religion.»
En 10 à 15 ans, l'Islam s'est fait connaître et «les maires qui se disent de droite ou d'extrême droite fonctionnent très bien avec le culte musulman, parce que ce sont des personnalités, des personnes de terrain.» Par contre, pour Ahmet Ogras, «quand le sujet a été débattu à l'Assemblée nationale, on revenait à d'autres réactions.» reste qu'avec l'État,
«Le troisième sujet important à travailler, c'est le problème de la formation des imams, des cadres religieux et des citoyens lambda», admet Ahmet Ogras.
Face à la radicalisation des jeunes, il se décharge pourtant, puisque «quand vous voyez le profil des terroristes, ils ne sont jamais passés par la case "mosquée". Ils sont passés par la case "Internet"». Des propos à nuancer au vu du profil de plusieurs terroristes, pour lesquels la mosquée, comme la prison, l'entourage familial ou Internet, a pu constituer un vecteur de radicalisation. Dernier exemple en date, ce Suisse arrêté au Maroc pour avoir indirectement participé au meurtre de deux jeunes touristes et qui se serait radicalisé à la mosquée de Genève.
«Le plus important, ce sont nos enfants dont on n'a pas entendu le SOS», déplore Ahmet Ogras.
Ghazi Wehbi, de Musulmans de France, appuie ce propos et appelle l'État à partager la responsabilité du destin d'un «jeune né en France que l'on appelle "un jeune issu de l'immigration"».
«On commence à faire venir les parents et leur conseiller d'orienter les enfants en Bac pro», dénonce Ghazi Wehbi. Pour lui, «on garde les immigrés dans le domaine du travail peu qualifié et on commence à mettre des bâtons dans les roues aux jeunes qui n'acceptent pas et veulent continuer leurs études.» Résultat pour ce jeune «qui ne peut pas continuer selon son choix et ne veut pas suivre le tracé» de l'État: «il passe entre les mailles du système à partir de 15 ans, puisque l'école n'est plus obligatoire.»
«Le jeune [non scolarisé, ndlr] commence à être à l'écart, explique à Sputnik Ghazi Wehbi. Tous les ans, on a approximativement 5.000 cas "perdus" comme ça.»
En faisant un rapide calcul sur 20 ans, «même si la moitié a trouvé du travail», Ghazi Wehbi décompte 50.000 personnes… «S'ils vont à l'extrême délinquance, ils vont en prison. Quelle est la proportion prison/liberté? Imaginons 50/50. Donc, 25.000 personnes libres… Combien deviennent délinquants?» Et il livre à notre réflexion la question suivante:
«170 habitants de Villepinte sur 3.000 jeunes sont partis en Syrie, Pourquoi? Qui est responsable?»