Depuis le 31 décembre dernier, la République démocratique du Congo (RDC) est plongée dans le noir numérique. Sur instruction des autorités congolaises, les fournisseurs ont coupé l'accès à tout le réseau, d'un bout à l'autre de ce pays, le plus grand de l'Afrique subsaharienne.
Dans un premier temps, les autorités ont invoqué la nécessité de préserver «l'ordre public», avant de reconnaître que c'était «un soulèvement populaire» qui était craint, au lendemain d'une élection présidentielle sous haute tension.
«Il y a des gens qui intoxiquaient la population avec de faux chiffres concernant les élections. Et cela préparait la population à un soulèvement populaire», selon Barnabe Kikaya bin Karubi, conseiller du Président Joseph Kabila, dans une déclaration rapportée par l'Agence d'information Ecofin.
De fait, ce 3 janvier, la puissante organisation catholique, qui avait déployé quelque 40.000 observateurs dans les bureaux de vote du pays assurait déjà connaître l'identité du vainqueur du scrutin. La CENI était dès lors appelée à dire la vérité des urnes, le peuple, à la vigilance.
Une insinuation à peine voilée que le candidat du pouvoir n'a pas remporté le scrutin. Très mal reçue par la CENI, l'annonce de l'Église a donné lieu à une véritable passe d'armes, alors que chacun des trois favoris revendiquait, de son côté, une avance conséquente sur ses adversaires.
Autant dire que le climat politique régnant est nettement délétère… et potentiellement explosif dans ce pays rongé par les foyers de tension, l'action des milices et parfois des velléités sécessionnistes. Par crainte de débordements, le réflexe de Kinshasa a été, dès lors, de récidiver en suspendant Internet. Le pouvoir de Joseph Kabila n'en est pas à sa première incartade numérique survenant en phase de contestation politique ou en période électorale.
Déjà, en janvier 2015, au plus fort de la contestation contre un projet de loi électorale suspecté de paver la voie à une prolongation illicite du dernier mandat du président Kabila, les autorités avaient coupé Internet et les SMS. Le rétablissement du signal, deux jours après, n'avait pas concerné les réseaux sociaux, restés inaccessibles pendant plusieurs semaines. Même chose en août 2017, alors que des violences ébranlaient la capitale congolaise et que la crise politique était à son comble. L'Accord politique de la Saint-Sylvestre, signé sous l'égide de l'Église catholique et prévoyant l'organisation d'élections à la fin de l'année, se trouvait torpillé. «Un contexte de crise politique […] où les réseaux sociaux sont d'autant plus importants comme outils de documentation», s'alarmait, à l'époque, l'ONG Amnesty International.
Pour Cheikh Fall, président d'Africtivistes, une ONG africaine qui milite, notamment à travers Internet, pour la démocratie et la bonne gouvernance, ces restrictions sont «une forme de censure qui ne dit pas son nom». Dans un contexte d'élections,
«la suspension d'Internet empêche les citoyens de prendre la parole, de s'exprimer librement, de faire le travail de veille et de monitoring dans le scrutin présidentiel et de se positionner comme des observateurs indépendants capables de produire du contenu. Ces activistes engagés bénévolement dans le processus électoral sont crédibles aux yeux de la majorité de la population, qui n'a pas accès à Internet. Le pouvoir craint leur influence, car ils sont immergés et au cœur de l'actualité», a déclaré Cheikh Fall, le président d'Africtivistes, à Sputnik.
Le rapport «2018 Global Digital», publié en janvier dernier par We Are Social et Hootsuite, affiche pour la RDC un taux de pénétration d'Internet de l'ordre de 6%. Une couverture faible, mais concernant tout de même quelque 5,2 millions de personnes. Elle est également en forte expansion, avec une progression de près de 66% par rapport à l'année 2017. Une tendance à la hausse qui s'observe, d'ailleurs, sur tout le continent. En 2017, l'Afrique a enregistré le plus fort taux de croissance d'internautes, avec 73 millions nouveaux abonnés, soit une progression de 20%.
«Cela fait presque cinq ans que l'on tire la sonnette d'alarme pour dire que […] les opposants ne seront plus des partis politiques, mais des acteurs de l'écosystème Internet. Ces opposants vont être les lanceurs d'alertes, les activistes et blogueurs. Ces citoyens qui sont forts de leurs droits et devoirs de citoyens. Les autorités congolaises ont un peu compris la force et le pouvoir d'Internet et des réseaux sociaux. C'est pour cela qu'ils leur mènent la vie dure. C'est ce qui explique la cherté de l'accès à Internet en Afrique, quand il n'est pas censuré», poursuit Cheikh Fall.
«D'autres pays s'en sont inspirés et ont utilisé les mêmes techniques d'observation électorale et de monitoring citoyen au Burkina Faso, au Mali, en Guinée et au Bénin. Des citoyens se sont organisés, sans obédience ni couleur politique, pour surveiller leur processus électoral et participer d'une élection libre et transparente», se souvient Cheikh Fall.
Les techniques citoyennes font des émules… les contre-techniques des pouvoirs aussi. La RDC n'est pas le seul pays à recourir à la suspension d'Internet, en temps d'élections ou de fortes perturbations. Au Cameroun, au Mali, en Uganda ou au Zimbabwe, des mesures similaires ont été prises pour servir, selon Fall, un même objectif.
Le 12 novembre dernier, la Haute Cour de l'Ouganda a commencé à examiner un recours déposé suite à la suspension des réseaux sociaux dans le contexte des élections de 2016 et de la cérémonie d'investiture du Président Yoweri Museveni, réélu pour un cinquième mandat. Les fournisseurs d'Internet en RDC ont été sommés, début janvier, de rétablir l'accès au réseau sous peine d'action en justice, a averti l'Association congolaise pour l'accès à la justice (ACAJ). Énième manifestation de la convergence des luttes civiles africaines.