Les interpellations d’Eric Drouet et de ses camarades dans la nuit du 2 au 3 janvier, mais aussi les 219 incarcérations qui ont eu lieu depuis le début du mouvement des Gilets Jaunes, et les nombreux blessés graves que l’on a au à déplorer lors des manifestations le prouvent. Ce n’est pas par hasard si l’on utilise ici les termes de «parti du mouvement» de «parti de l’ordre». Ils servaient à analyser la polarisation politique en France au XIXème siècle, et ils furent repris dans de nombreux ouvrages de science politique. Il y a donc aujourd’hui une certaine ironie à ce que le fondateur d’un mouvement appelé En Marche, ait finalement choisi le parti de l’immobilité, et en réalité – car ce fut le cas du «parti de l’ordre» au XIXème et au XXème siècle — de la réaction.
Emmanuel Macron tel qu’en lui-même
Cette mutation n’est ni étonnante, ni accidentelle. Elle était même prévisible [1]. Emmanuel Macron est un parfait représentant des élites métropolisées et mondialisées face au soulèvement de la «France périphérique» [2].
L’Inspection Générale de la Police, l’IGPN a d’ailleurs ouvert au moins 48 dossiers sur ces violences. L’association Amnesty International a dénoncé les violences policières dans le cours de ces manifestations [4]. Au-delà, ces violences posent la question suivantes: le gouvernement, car nul ne peut croire qu’il puisse s’agir seulement de « bavures » individuelles même si elles existent incontestablement, le gouvernement a-t-il délibérément décidé de provoquer un sentiment de terreur afin de décourager les manifestants? On peut ici opposer l’attitude de l’homme qui fut Préfet de police en mai 1968, M. Maurice Grimaud [5], et dont les consignes et ordres permirent d’éviter le pire lors de manifestations qui étaient en réalité bien plus violentes que celles des Gilets Jaunes.
Emmanuel Macron et le «débat national»
Le Président de la République a annoncé, dans son allocution du 10 décembre, un grand «débat national». Pourtant, les revendications du mouvement des Gilets Jaunes sont bien connues: elles portent sur la justice fiscale, le pouvoir d’achat, et la nécessité de renforcer les mécanismes démocratiques dans notre pays. Sur ce dernier point, ces revendications se concentrent sur le référendum d’initiative citoyenne, qui pourrait être un remède à l'inachèvement démocratique des institutions de la France [6]. Dans son allocution du 31 décembre, allocution dite des «Vœux», le Président a pourtant réaffirmé sa volonté de mener à bien des réformes, dans l’assurance chômage, l’organisation des services publics ou sur les retraites.
On peut donc penser que le Président n’aura nulle envie de soumettre ses «réformes» à consultation populaire. Si la nécessité de «cadrer» un débat, pour des raisons d’efficacité n’est pas discutable, on sait aussi que le contrôle sur les ordres du jour est une des formes les plus classiques pour capturer à son profit un processus démocratique [7]. C’est pourquoi il conviendra de lire avec attention la «lettre» que le Président entend envoyer à tous les français et l’on verra alors si le Président est honnête ou s’il entend seulement se livrer à une opération bassement politicienne. Il faudrait aussi qu’il admette qu’un débat sans sanction n’est pas un débat. L’engagement de soumettre les réformes projetées à la sanction des français une fois le débat achevé, par exemple sous la forme d’un référendum, serait, de la part d’Emmanuel Macron le signe le plus juste et le plus indubitable, qu’il a bien entendu ce que les français ont voulu dire. A contrario, la volonté d’émasculer le débat, et de continuer comme si de rien n’était à promouvoir des réformes dont l’impact sur la vie quotidienne des français sera évident, sera le signe le plus évident que ce Président n’a rien appris ni rien oublié.
Le «parti de l’ordre» et le désordre
Que ce soit dans les mots qu’il utilise, comme l’emploi tout récent de «foules haineuses» ou que ce soit dans certains des actes qu’il a inspirés voire commandités, comme l’arrestation d’Eric Drouet ou la destruction contestable des points de rassemblements établis par les Gilets Jaunes (destructions qu’une avocate a fait déclarer illégales), il y a une incontestable volonté provocatrice.
Il est des dirigeants qui ne comprennent pas la différence qu’il peut y avoir entre un accès de révolte et un mouvement plus profond. Il est aussi des dirigeants qui ne comprennent pas comment on peut glisser de l’un à l’autre. Et, ce glissement est largement le produit de l’incapacité ou de la surdité des gouvernants. Si Emmanuel Macron persiste à ne pas entendre ce que lui disent les français, s’il persiste dans ses provocations, qu’elles soient volontaires ou non, il y a fort à penser qu’il contribue à transformer un mouvement au départ limité en une réelle révolution.
La peur du peuple est, bien souvent, le début de la sagesse pour les dirigeants. A l’évidence, Emmanuel Macron n’a pas encore eu assez peur.
[1] https://russeurope.hypotheses.org/5888
[2] Guilluy C., La France périphérique: comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 2014
[3] Diverses sources permettent de faire le recensement (partiel) de ces incidents: https://www.liberation.fr/checknews/2018/12/04/gilets-jaunes-quel-est-le-bilan-officiel-des-morts-blesses-et-interpelles-depuis-le-debut-du-mouveme_1695762, http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2018/12/09/97001-20181209FILWWW00099-videos-gilets-jaunes-des-violences-policieres-denoncees.php, https://www.lepoint.fr/societe/manifestations-la-police-est-elle-de-plus-en-plus-violente-17-12-2018-2279793_23.php, https://www.streetpress.com/sujet/1495554039-morts-victimes-police.
[4] https://www.liberation.fr/direct/element/amnesty-international-denonce-les-violences-policieres-dans-les-manifestations-de-gilets-jaunes_91530/
[5] https://www.lci.fr/societe/commemoration-des-50-ans-de-mai-68-maurice-grimaud-ce-prefet-de-police-de-paris-qui-a-evite-le-pire-lors-des-manifestations-2083405.html
[6] Bertrand Renouvin a publié sur son blog un entretien avec Pierre Rosenvallon sur cette notion d'inachèvement démocratique réalisé à l'origine pour le numéro 36 de la revue «Cité» — Deuxième trimestre 2001.: http://www.bertrand-renouvin.fr/
[7] S. Holmes, "Gag-Rules or the politics of omission", in J. Elster & R. Slagstad, Constitutionalism and Democracy, Cambridge University Press, Cambridge, 1993, (1988), pp. 19-58.
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