Crise du Golfe: le Qatar tient-il sa revanche sur l'Arabie saoudite?

© REUTERS / Thomas WhiteCrise du Golfe
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Renforcement des liens diplomatiques et économiques entre Doha et Ankara, rapprochement avec Téhéran, diversification des voies d'approvisionnement qataries, fragilisation du CCEAG... l'embargo décrété en juin 2017 par l'Arabie Saoudite et ses alliés du Golfe, à l'encontre de son micro-voisin, semble bien loin de porter ses fruits.

L'image de l'Arabie saoudite, déjà écornée par l'assassinat de Jamal Khashoggi et la tournure de la guerre au Yémen, pourrait bientôt souffrir de son incapacité à mener à bien un embargo. En effet, malgré le blocus décrété par le royaume saoudien à l'encontre du Qatar, il y a 18 mois, l'économie de l'émirat se porte bien et marque même des points sur son imposant voisin.

«Quand on compare l'activité des bourses de Doha et de Riyad, le Qatar est perçue par les investisseurs étrangers comme une destination plus sûre — d'une certaine manière — que ne l'est le Royaume d'Arabie saoudite, avec des achats nets d'actions négociées à la bourse de Doha qui représentent plus du triple des flux étrangers à Riyad, selon les données boursières compilées par Bloomberg. Un paradoxe s'il ne est, puisque le plan "Vision du royaume d'Arabie saoudite 2030" du prince Mohammed bin Salman avait précisément vocation à attirer les IDE étrangers à Riyad.»

relate à Sputnik le spécialiste du Moyen-Orient David Rigoulet-Roze, enseignant et chercheur rattaché à l'Institut Français d'Analyse Stratégique (IFAS) et associé à l'Institut Prospective & Sécurité en Europe (IPSE), auteur notamment de Géopolitique de l'Arabie Saoudite (Éd. Armand Colin, 2005) et Iran pluriel, regards géopolitiques (Éd. L'Harmattan, 2011).

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Qu'ils s'agissent de ses revenus gaziers pléthoriques (1er exportateur mondial de gaz naturel liquéfié), de la perspective d'accueillir le prochain mondial de football en 2022 ou du succès du 18ème forum de Doha (15-16 décembre 2018), le Qatar a, «sur le plan économique, réussi à absorber le choc», souligne notre intervenant.

«Le forum de Doha a été un succès personnel pour l'émir Tamim bin Hamad Al Thani en dépit même de la mise au ban du Qatar par ses voisins, alors que le Future Investment Initiative, souvent qualifié de "Davos des sables", ostensiblement promu par le prince héritier Mohammed Ben Salman a été un échec relatif du fait de désistements nombreux dans le prolongement de la délétère "l'Affaire Khashoggi"»,

développe David Rigoulet-Roze, mettant en avant le constat du FMI. Le Fonds monétaire international qualifiait, dans un rapport publié en mars 2018, de «transitoire», l'effet de l'embargo sur l'économie qatarie, et considérait même dans un nouveau rapport publié en mai 2018 que «la performance de croissance reste robuste» au Qatar.

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Un embargo maritime, terrestre et aérien, décrété le 5 juin 2017 par l'Arabie Saoudite et ses alliés régionaux (Émirats arabes unis, Égypte et Bahreïn) à l'endroit du Qatar qui «aura réussi d'une certaine manière à transformer le choc premier de la crise en une forme d'opportunité en réaménageant avec une efficacité sans doute insoupçonnée ses flux commerciaux et logistiques stratégiques», insiste David Rigoulet-Roze.

Notre intervenant met également en avant «la garantie financière» que constitue le fonds souverain qatari «le QIA qui gère quelque 300 milliards de dollars placés dans le monde entier, et lui donne une marge de manœuvre financière qui lui a permis d'injecter, dès le début de la crise, une quarantaine de milliards de dollars» dans son économie pour éviter un «infarctus» du système bancaire Qatari, en insistant sur la «remarquable adaptation» dont a fait preuve l'émirat face au défi constitué par la crise.

«Depuis 18 mois, le Qatar a fait preuve d'une résilience non seulement économique mais aussi géopolitique […] dans la mesure où il a réussi à préserver son indépendance économique et son autonomie stratégique par rapport aux membres du Conseil de coopération des États Arabes du Golfe (CCEAG) toutes choses qui indisposent considérablement Riyad et Abu Dhabi.»

Un constat également dressé par un autre spécialiste du Moyen-Orient, Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire du Ministère de la défense, auteur notamment de La fabrication de l'ennemi (Éd. Robert Laffont, 2011) et de Docteur Saoud et Mister Djihad: la diplomatie religieuse de l'Arabie saoudite (Éd. Robert Laffont, 2016).

«Tout le monde s'est adapté à cet embargo et les seuls qui sont pénalisés sont Dubaï et l'Arabie saoudite», déclare-t-il au micro de Sputnik, tenant à rappeler que l'embargo saoudien ne concerne pas les compagnies occidentales qui supplantèrent ainsi les saoudiens dans l'approvisionnement des Qataris en produits frais.

«Le Qatar avait sur son aéroport de Doha un entrepôt de 25.000m² qu'ils avaient construit […] et qui était sous-exploité, maintenant ils l'utilisent pour faire face à ce genre de scénarios.»

L'Arabie Saoudite a beau avoir le troisième plus gros budget militaire au monde, elle «n'a pas les mains libres» face au Qatar, estime Pierre Conesa. En effet, au-delà de préserver son indépendance et ses relations diplomatiques avec les autres pays du Golfe n'ayant pas pris part aux sanctions à son encontre, le Qatar a également sur resserrer ses alliances stratégiques avec la Turquie et n'a pas renoncé à ses relations avec l'Iran, tient à souligner David Rigoulet-Roze.

L'Iran, puissance rivale de l'Arabie saoudite, avec laquelle le Qatar exploite le champ gazier off-shore géant North Field et bientôt celui de South Parth, est un pays rodé tant aux embargos qu'à la guerre rappelle l'ex-responsable du ministère de la Défense, mettant ainsi en avant l'expérience acquise par l'armée de la République islamique qui livra une guerre de près de 8 ans à son voisin et envahisseur irakien.

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Autre puissance régionale avec laquelle le Qatar entretient des relations bien plus gênantes pour Riyad: la Turquie, «la seule véritable puissance militaire de la région», souligne Pierre Conesa. En effet, au-delà de la présence du CentCom (pour «Commandement central des États-Unis», couvrant les opérations militaires aux Moyen-Orient, Asie centrale et Asie du Sud) et de 10.000 soldats américains, qui provoque l'hostilité de Washington à toute opération armée saoudienne sur le sol qatari, Doha a signé en 2014 un accord de défense avec Ankara.

Une sorte d'«assurance vie» pour le Qatar que met également en avant David Rigoulet-Roze, rappelant que la Turquie avait renforcé ses effectifs au début de la crise dans l'émirat. Suite à un nouvel accord signé entre Ankara et Doha en août 2017, les capacités d'accueil de la base de Tariq Bin Ziyad (située au sud de Doha) ont été portées à 5.000 hommes.
Une présence dont fut reconnaissante l'Émir du Qatar qui, en retour, prêta à Erdogan son soutien financier lorsqu'à la mi-août la monnaie turque dévissa après l'annonce par Donald Trump d'une hausse des taxes sur les importations d'aluminium. Une annonce sur fond de crise politique entre Ankara et Washington.

«Le paradoxe de la situation réside dans le fait que la marginalisation du Qatar par ses voisins du CCEAG a d'une certaine manière eu un résultat inverse de l'effet recherché. L'objectif déclaré était que le Qatar coupe notamment ses relations avec l'Iran […] et qu'il rentre dans le rang du CCEAG en renonçant à faire cavalier seul en matière de politique étrangère.
Ce n'est pas ce qui s'est produit, c'est même finalement le contraire. Non seulement le Qatar n'est pas rentré dans le rang, parce qu'il s'est rapproché encore davantage de son allié turc par affinité "frériste" […] mais il a également ménagé ses relations avec Téhéran avec lequel il exploite conjointement le plus grand champ de gaz du monde […]. Donc, de ce point de vue-là, on peut considérer que la mise au banc du Qatar est un échec avéré», développe David Rigoulet-Roze.

Pour David Rigoulet-Roze, si on ne peut pas aller jusqu'à parler d'«alliance» entre Doha, Ankara et Téhéran, en raison de la méfiance que peut inspirer l'Iran pour les autres pays de la région, il note qu'«en revanche, il y a incontestablement un axe Doha-Ankara solide — qui était déjà préexistant et qui s'est encore renforcé à la faveur de cette crise».

Si l'Arabie Saoudite aurait renoncé à l'option armée, selon Pierre Conesa, ce ne fut pas toujours le cas. Non reprises dans la presse francophone, les révélations de Paul Barril, concernant la tentative de coup d'État au Qatar en 1996, mettent pourtant en exergue le profond antagonisme qui subsiste entre l'émirat et ses voisins depuis des décennies.

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L'ancien commandant du GIGN et ex-numéro deux de la cellule anti-terroriste de François Mitterrand, reconverti dans la sécurité privée, confesse aux caméras d'Al-Jazeera qu'il avait été recruté par un comité constitué par de hauts dignitaires saoudiens, égyptiens, émiratis et bahreïniens pour renverser en 1996 l'émir du Qatar, le Cheikh Hamad ben Khalifa Al Thani qui venait alors de ravir le pouvoir à son père un an plus tôt.

Une transition du pouvoir peu commune au sein des monarchies absolutistes héréditaires du Golfe, qui plus est en faveur d'un leader qui se voulait visionnaire, contextualise David Rigoulet-Roze. Pour lui, ce précédent — et la tentative avortée de coup d'État qui s'ensuivit en 1996- doivent être ajoutés aux motivations des Saoudiens et Emiratis de sanctionner le Qatar aujourd'hui, à partir des accusations de «financement du terrorisme» et de trop grande proximité à la fois avec la mouvance des «Frères musulmans» et avec Téhéran. Ce qui fait somme toute beaucoup à assumer pour le Qatar.

«C'était la première fois qu'on transgressait, finalement, une règle successorale de transmission conservatrice du pouvoir censée être immuable. Cet évènement fut très mal vécu par les autres souverains du CCEAG, qui y voyaient un fâcheux précédent pouvant servir d'exemple malencontreux chez eux ».

Un putsch, non violent dans ses modalités, qui ne fut pas remis en cause dans ses attendus par la tentative maladroite de coup d'État. «L'échec du renversement du nouvel émir Hamad bin Khalifa Al Thani a fait du Qatar une sorte d'anomalie et a, du coup, accentué le contentieux avec ses voisins», souligne le chercheur de l'IFAS.

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Des révélations de Paul Barril qui devraient avoir d'autant plus d'échos que, début août, The Intercept révélait que l'ex-secrétaire d'État américain, Rex Tillerson, aurait perdu son poste, non pas à cause de ses critiques à l'encontre de la Russie au moment de l'affaire Skripal — comme le laissaient entendre les Démocrates et certains grands médias américains — mais à cause du rôle qu'il a joué pour avorter un autre projet de coup de force des Saoudiens et Émiratis au Qatar. Un plan d'invasion militaire de Doha auquel s'était farouchement opposé le chef de la diplomatie américaine au prix de son poste.

«C'est peut-être l'une des raisons, même si elle n'est sans doute pas la seule, qui a pu effectivement motiver son limogeage par le président Donald Trump, lequel avait adopté d'emblée une ligne vindicative vis-à-vis du Qatar, qu'il avait conspué […] en reprenant la rhétorique saoudienne, et en espérant un peu hâtivement que cette crise serait "peut-être" synonyme du "début de la fin de l'horreur du terrorisme"».

développe David Rigoulet-Roze, qui tient à rappeler que l'ex secrétaire de Donald Trump, était «très lié au Qatar», notamment par sa longue carrière au sein d'Exxon (puis ExxonMobil), dont il finit par devenir Président en janvier 2006, une Major qui était partie prenante de l'exploitation gazière de l'émirat.

Ironie du sort, si aujourd'hui les Américains constituent l'un des principaux obstacles pour les Saoudiens sur la route de Doha, leur présence au Qatar fut considérablement renforcée suite à leur départ d'Arabie Saoudite; un départ notamment motivé par la contestation religieuse que Riyad reprochait aux militaires américains de nourrir par leur présence sur le sol saoudien. Au-delà du comportement de ces soldats occidentaux, les appareils de l'US Air Force opérèrent sur les théâtres afghan et irakien depuis les installations américaines dans le royaume Wahhabite.

«Le Qatar a développé une stratégie très habile pour assurer sa sécurité, en n'hésitant pas à multiplier les assurances-vie»,

constate David Rigoulet Roze, qui évoque le fait que Qatar fit en sorte de pérenniser la présence de cette base. Il faut dire que l'Émirat ne demande aucun loyer aux américains qui ont fait de la base aérienne d'Al Udeid et du camp As-Saliyah leurs plus importantes installations au Moyen-Orient.

Ajoutons également que face aux sanctions de ses voisins, le Qatar ne s'est pas seulement contenté de parer les coups. En effet, il a aussi su riposter, à sa mesure, par quelques piques symboliques.
Au début du mois de décembre, Doha a ainsi annoncé son retrait de l'OPEP dès le 1er janvier 2019. Le Qatar n'était certes que le 11e producteur en volume sur les 16 membres, mais difficile de ne pas y voir une gifle à une organisation dominée par Riyad.

«Cette décision ostensible a sans doute une dimension moins économique — puisque le Qatar fait figure de "Gulliver" gazier en étant devenu le n°1 mondial du GNL, alors qu'il est "Lilliput" pétrolier représentant à peine 2% des volumes de l'OPEP — que politique, une manière pour lui de stigmatiser l'hégémonie saoudienne sur l'OPEP,» nous confirme David Rigoulet-Roze.

Autre cas de «défiance politique» vis-à-vis de Riyad au cours du même mois de décembre: l'invitation protocolaire au 39e sommet annuel de la CCEAG, snobée par l'Emir Al-Thani, que lui avait directement adressée le roi Salman. Une invitation royale à laquelle le Qatar répondit par l'envoi du numéro deux de sa diplomatie.

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Une situation, conflictuelle qui, s'ajoutant au cas particulier d'Oman qui a toujours cherché à désamorcer toute velléité de conflit en refusant tout parti-pris, fragilise la CCEAG, estime David Rigoulet-Roze. Pour ce dernier, l'avenir de cette organisation — qui orbite autour de Riyad et Abou Dhabi — créée en 1981 notamment pour endiguer l'influence de l'Iran, lui parait «largement hypothéquée». Une situation qui «pose problème à Washington», comme nous l'explique David Rigoulet-Roze.

«Il y a de fait un problème non résolu pour les Etats-Unis sur cette question, parce qu'ils souhaiteraient que le CCEAG puisse réellement constituer un outil militaire auquel pourrait potentiellement s'associer l'Egypte et la Jordanie destiné à devenir une sorte d'OTAN du Golfe destiné à faire pièce à l'Iran. L'affaire de la mise au ban du Qatar est donc mal tombée, car cela parasite toute cette stratégie de consolidation pour cimenter un front uni qui ne l'est pas vraiment».

Pourtant, cette organisation n'avait pas uniquement une dimension sécuritaire: «il y avait d'autres volets, prévus par le CCEAG, qui devait avoir une avoir aussi une ambition économique d'intégration avec l'idée de parvenir à un Marché commun du Golfe voire à une monnaie unique etc.», insiste David Rigoulet-Roze. Une perspective d'émergence d'un bloc uni qui avec la crise s'éloigne.
Le 27 décembre, dans le cadre d'un remaniement ministériel, le roi Salman a décidé de remplacer son chef de la diplomatie Adel Al Jubeir par le ministre des finances Ibrahim al-Assaf.

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