En cet été 2018, les hôteliers de Tunisie, ainsi que les professionnels du tourisme, avaient les yeux rivés vers les établissements secondaires algériens. Les dix jours de décalage, comparés à la session de juin 2017, avaient de quoi faire naître de sérieuses craintes quant à l'arrivage touristique escompté en provenance d'Algérie. «Le départ tardif de beaucoup d'Algériens concernés par le Bac (709 448 candidats en 2018, ndlr) renseigne sur une particularité du tourisme algérien qui demeure avant tout un tourisme familial. C'est d'ailleurs un point en commun qu'il a avec le marché tunisien. Les départs individuels, quant à eux, sont peu significatifs», précise à Sputnik Moez Kacem, expert international en tourisme, et directeur du magazine en ligne spécialisé TourismView.
La Tunisie décide d'annuler la taxe touristique pour les Algériens https://t.co/NFmZc4GDwd #Algérie pic.twitter.com/cJFwzOSRIp
— Algeria Tweet (@Algeria_Tweet) 8 octobre 2016
Finalement, il n'en fut rien. La saison touristique fut algérienne par excellence. Mieux, d'après le ministère tunisien du tourisme, joint par Sputnik, le nombre d'Algériens qui se sont rendus en Tunisie pendant les dix premiers mois de l'année 2018 a dépassé pour la première fois le cap symbolique des deux millions. Une progression de l'ordre de 4.9% par rapport à 2017, avec des recettes de l'ordre de 415 millions de dinars (125 millions d'euros), contre 396,7 MD en 2017 (120 millions d'euros). «C'est un record si l'on se réfère à cette barre symbolique des deux millions. Mais en réalité, le flux n'a fait que poursuivre son évolution régulière et irréversible depuis 2011», nuance Moez Kacem.
«Le marché du tourisme algérien en Tunisie est en progression continue, avec une courbe ascendante depuis 2011. Aucune régression n'a été enregistrée depuis, ni même aucune stagnation. Mieux, alors que la Tunisie a été frappée, en 2015 et 2016, par une série d'attentats, les Algériens continuaient d'affluer de plus belle», décrit Moez Kacem.
Depuis la révolution de 2011, les Algériens sont venus à la rescousse du tourisme tunisien, boudé par les Européens, dont les tour-opérateurs se sont vus imposer des restrictions de voyage par leurs gouvernements. Imperturbables, le seuil d'appréhension est différent pour les Algériens cuirassés par les affres de la décennie noire. Les touristes algériens constituent ainsi un «marché résilient» avec «une faible sensibilité aux risques sécuritaires», confirme Moez Kacem.
Depuis 2010, les Algériens ont ainsi constitué une part substantielle du marché du tourisme tunisien. Avec des pics atteignant le cap des 45% pendant les années de crise 2015-2016, les Algériens confirment qu'ils «ont pris le dessus sur les marchés traditionnels européens», principalement constitués de Français, de Britanniques et d'Allemands, précise Kacem. Si ce taux s'est stabilisé aux alentours de 36% en 2018, c'est bien parce que la progression continue de ce marché a également coïncidé avec le retour en masse des Européens, avec la levée de la plupart des restrictions de voyage. D'après les données communiquées à Sputnik par le ministère tunisien du tourisme, 715 000 touristes français se sont rendus en Tunisie, au 10 novembre 2018, enregistrant ainsi une progression de l'ordre de 38% par rapport à 2017. Pour le marché britannique, c'est un véritable bond de près de 300%.
«D'abord, c'est le résultat du retour de la confiance des tour-opérateurs dans la Tunisie avec, par exemple, la reprogrammation de Djerba sur le marché français. Ensuite, la re-dilatation de la saison touristique, résultat de l'intensification de la promotion du marché tunisien, a permis de retrouver l'attractivité des niches d'activités pendant la basse saison», confirme à Sputnik cette source au ministère tunisien du tourisme, non habilitée à s'exprimer aux médias.
Mais le retour des Européens ne s'est pas accompagné par une remise en cause des facilitations au niveau des barrières tarifaires qui constituent une source d'attractivité importante pour les Algériens. Ainsi, ceux-ci continuent d'affluer en masse, surtout que des facteurs extrinsèques aux efforts institutionnels viennent renforcer le choix de la Tunisie comme destination privilégiée des Algériens. C'est le cas, précise Moez Kacem, du marché informel par lequel transite, à un titre ou à un autre, près de 70% des Algériens se rendant en Tunisie. «C'est le cas, par exemple, du marché informel de change, auxquels recourent les Algériens pour compenser une allocation touristique insuffisante (100 €) ou même d'une grande partie des locations de vacances dont les Algériens sont friands mais qui ne sont pas intégrés dans l'économie, l'Etat tunisien n'y récupérant pas de taxe locative». Par ailleurs,
«Les Algériens, surtout, n'ont pas beaucoup de choix au niveau des destinations. Pour le Maroc, la fermeture des frontières terrestres depuis 1994, mais aussi un rapport qualité/prix plus élevé, opèrent comme barrière à l'entrée, barrière infranchissable pour beaucoup d'Algériens. La Turquie, elle, a bien essayé d'attirer le marché algérien, sans succès. D'abord en raison de l'exclusivité du transport aérien comme voie d'accès, ce qui se traduirait par un coût important vu les taux de change, d'autant plus que le prix du billet représente, à lui seul, 40% du coût des offres en mode package. De plus, le marché turc est bien plus structuré qu'en Tunisie. Le circuit informel est plus difficile à emprunter. Le produit égyptien, quant à lui, n'a pas revu ses tarifications à la baisse depuis les événements de 2011, contrairement au marché tunisien. Quant à l'offre locale algérienne, il n'y a rien qui corresponde aux attentes des Algériens ou pouvant concurrencer l'offre tunisienne. D'ailleurs, il ne faut pas oublier que beaucoup d'Algériennes préfèrent les plages tunisiennes pour des considérations liées aux libertés individuelles. Elles savent qu'elles y seront à l'abri des tracasseries liées à leur choix vestimentaire», compare Moez Kacem.
Suis en Tunisie, avec mon bikini, je résiste à ma manière aussi, et suis ravie de cette résistance des femmes algériennes 👏🏼👏🏼👏🏼
— madiha ellaffi (@MaEllaffi) 6 août 2017
Côté algérien, c'est une certaine amertume qui règne de voir les touristes algériens passer entre les mailles des frontières et se détourner «de l'un des pays les plus beaux au monde». En effet, le plus grand État du continent regorge de potentiels pouvant en théorie en faire un pôle d'attractivité touristique de premier plan. D'ailleurs, en matière de tourisme, l'Algérie avait connu dans les années 1970 ses heures de gloire. Des complexes touristiques étaient construits et des Zones d'Extension Touristiques (ZET) aménagées. La prestigieuse école du tourisme «l'Aurassi» attirait ensuite, de nombreux candidats aux carrières du tourisme, y compris des Tunisiens. Mais depuis les années 1980, la succession de crises économiques et sécuritaire, ainsi que des choix politiques, ont entravé l'éclosion d'une véritable tradition touristique. Aujourd'hui, Badis Khenissa, analyste et acteur politique, regrette un manque à gagner important alors que le pays est à la recherche d'une diversification de son économie pour sortir de l'indépendance aux hydrocarbures.
Un constat à corréler, pour Badis Khenissa, à une «absence de volonté politique» chez les décideurs algériens pour sauver le secteur. Le «turn-over au niveau du ministère du tourisme» qui a vu défiler huit ministres sur les six dernières années, ou la disparition d'une vingtaine de Zones d'Extension Touristique (ZET), sont d'après lui autant d'indicateurs renseignant sur «l'indifférence des autorités algériennes pour ce secteur».
Le Projet de loi de finances de 2019, qui sera examiné par les députés dans le courant du mois de décembre prévoit d'allouer au ministère algérien du Tourisme l'équivalent de 24 millions euros. «Un budget dérisoire au vu des défis et travaux titanesques indispensables au lancement effectif d'un secteur à fort potentiel», regrette Badis Khenissa. Un indicateur de plus, selon lui, sur le «manque de volonté politique» hérité d'un réflexe de suffisance forgé par une forte et longue-dépendance aux hydrocarbures qui engrangent près de 95% des recettes du pays. Dans sa bouche, le tourisme algérien n'est qu'une victime de plus du «mal hollandais».