«On savait que ça allait capoter, car c'est davantage un projet politique que technique», annonce d'emblée Yannick Harrel, expert et professeur en cyberstratégie, dans un entretien à Sputnik France.
«Il y a des fractures que l'on a vues le 11 novembre, ce n'est pas étonnant qu'elles se retrouvent dans le cyber espace», poursuit le membre du Hub France IA.
Cette convention de Genève version numérique, nommée l'Appel de Paris pour la confiance et la sécurité dans le cyberespace, vise à le rendre «plus fiable, plus sûr et plus stable» et à «faire respecter les droits des personnes et les protéger en ligne», comme l'annonce France Diplomatie, avant de lister ses préconisations. Sur la cinquantaine de pays signataires, la Russie, les États-Unis et la Chine manquent à l'appel.
«Ses promoteurs peuvent se féliciter de la cinquantaine de pays qui l'ont signé pour l'instant, mais sans faire injure à plusieurs d'entre eux, il ne s'agit clairement pas d'acteurs de premier plan dans le cyberespace. Quid des États-Unis? De la Russie? De la Chine? Bref, des trois acteurs étatiques majeurs, sans qui rien ne peut avancer dans le cyberespace».
À l'heure où Internet est plus que jamais le théâtre de multiples menaces —espionnage, sabotage informatique, cyberattaques, etc.- l'initiative française tente de mettre les États, les entreprises et la société civile d'accord sur des normes internationales de comportement à respecter sur la Toile:
«Le problème, c'est que la vision n'est pas la même pour un Chinois, un Américain, un Russe. Chacun a ses priorités dans le cyberespace» explique Yannick Harrel, également membre du groupe Hub France IA.
Les États-Unis «sont actuellement dans une logique globale de repli sur eux-mêmes, cherchant à se désengager des traités et autres cadres juridiques ou engageants, afin de mener une politique décomplexée au service de leur seul intérêt», explique Maxime Pinard.
«Quel intérêt auraient-ils à signer un Appel qui restreindrait leur puissance?» se demande l'expert, qui rappelle quelques affaires embarrassantes: Sutnex, écoutes de l'Élysée, Snowden…
La Chine, «véritable contrepoids au modèle américain» défend sa vision d'un «Internet fragmenté» (concurrence des GAFA, contrôle de sa population), qui repose sur des infrastructures qui lui sont propres depuis les «deux dernières décennies, avec aujourd'hui un savoir-faire qui fait d'elle un second pôle dans le cyberespace avec celui des États-Unis.»
«Comme pour les États-Unis, la Chine n'a pas d'intérêt particulier à signer cet appel, poursuit le fondateur de Cyberstrategia.
«On assiste à une sorte de territorialisation du cyberespace», dans lequel «les entreprises peuvent discuter d'égal à égal, elles sont presque le statut d'État reconnu. […] Les grandes sociétés jouent leur propre partition», poursuit l'expert.
Le cyberespace se prête encore mal à l'application du droit international. Au vu des nombreuses accusations dont la Russie fait l'objet (ingérence dans les dernières élections présidentielles aux États-Unis et en France, dans le vote sur le Brexit), la signature de l'Appel "n'aurait pas manqué de piquant", estime Maxime Pinard. Mais elle n'a "aucun intérêt à s'engager dans un processus d'auto-contrôle et de contrôle par les pairs":
"La Russie exploite au maximum l'un des problèmes du cyberespace qui empêche une application classique du droit international, à savoir l'attribution de cyberattaques. […] Elle sait que la seule limite est une déclaration publique et officielle d'un État l'accusant directement de telle ou telle cyberattaque, ce qui arrive très rarement, mais qui est compris par elle comme la limite à ne pas dépasser. Elle ne subit pas de sanctions, mais connaît implicitement ses limites".
"N'oublions pas que le cyberespace a une histoire encore jeune et qu'il faudra des années, des décennies peut-être, pour le structurer et renforcer la protection de ses membres", conclut M. Pinard.